Photo : © Amina Mesgguid / Affiche publicitaire de la 11e édition du Festival de Fès de la Culture Soufie, Centre commercial Borj, Fès, 18 octobre 2018

Par Amina Mesgguid
Doctorante, assistante de recherche à l’Université Internationale de Rabat (UIR)

Introduction

Mon projet doctoral porte sur les formes de transmission contemporaine du soufisme en dehors de ses contextes confrériques marocains. Avant d’entamer mon premier terrain ethnographique à ce sujet, je suis partie du constat que le soufisme[1], qu’organisation confrérique pluriséculaire, implique une transmission exclusive aux adeptes musulmans dont l’engagement s’articule, sur la durée et à l’aide de procédés rigoureux, autour de l’autorité mystique du guide spirituel[2]. À partir de cette étude sur l’histoire et l’organisation du soufisme, je me suis progressivement intéressée à ses mutations contemporaines. En effet, selon Faouzi Skali, fondateur et président du Festival de Fès de la Culture Soufie, que j’ai rencontré en marge de la 25e édition du Festival des Musiques Sacrées du Monde à Fès en juin 2019, l’on assisterait depuis la fin des années 1990, à une visibilité croissante d’individus qui sont en arrière-plan des adeptes de confréries soufies. Il s’agit d’une externalisation du cadre spatio-temporel de la confrérie traditionnelle. Ce phénomène contemporain est visible extra muros par une médiatisation et une offre importantes de sites de confréries sur Internet notamment, ou même au sein de festivals.

De cette dernière forme, j’ai effectué une observation durant un an et demi qui rend compte d’une scénographie artistique et culturelle du soufisme présentée depuis le Maroc à l’adresse d’un large public d’initiés ou non, croyants monothéistes, individus qui se qualifient de spirituels sans adhérer à une institution religieuse, ou même athées, de nationalités diverses[3]. À cela, s’est ajouté un stage à l’Association du Festival de Fès de la Culture Soufie, d’août à octobre 2019, dans le cadre duquel j’ai participé à l’organisation de la douzième édition du Festival éponyme.

S’il est avéré que le soufisme a préexisté aux confréries[4], une période « post-confrérique » aurait été entamée depuis ces dernières décennies, selon les propos que j’ai recueillis auprès d’Éric Geoffroy, dans un entretien en marge de la onzième édition du Festival de la Culture Soufie à Fès où il était conférencier invité[5]. Cette analyse invite à une réflexion aussi bien autour de la mutation des cadres spatio-temporels de transmission du soufisme, que de ses contenus et pratiques, notamment du rapport fondamental de maître à disciple.

Ainsi, un élément de réponse d’un enquêté-clé de mes terrains, Faouzi Skali, car à l’origine du projet de patrimonialisation soufie au Maroc, annonce que l’art et la culture deviennent de “nouveaux canaux de la transmission”[6] de la spiritualité. Cet échange informe aussi que le passage par la confrérie ne semblerait plus impératif pour s’initier au soufisme, ou du moins ne constituerait plus la première étape pour goûter à l’expérience du soufisme. Le processus contemporain de sortie du soufisme de son cadre confrérique répondrait, en partie, au besoin de compenser une perte de spiritualité face à l’hégémonie de la canonique religieuse[7]. De ce fait, les canaux de l’art et la culture assurent aussi bien une sauvegarde des héritages qu’une alternative aux discours normatifs dominants. Durant les dernières décades, la culture soufie s’est donnée à voir de manières diverses à l’international, à titre d’exemple dans les pièces de théâtre du comédien marocain Hassan El Jaï comme dans les chorégraphies “Rumi” de Maurice Béjart, danseur franco-suisse, ou encore elle se dilue dans la catégorie artistique “World Music”[8]. C’est dans ce contexte global, aussi marqué par l’inflation patrimoniale que la festivalisation du soufisme au Maroc le propose comme patrimoine universel, plus exactement patrimoine culturel immatériel (PCI)[9]. Pour Faouzi Skali, initiateur du projet en question au Maroc, la majorité de ses compatriotes ne porteraient pas d’intérêt pour le patrimoine, ce qui expliquerait l’enjeu de le leur faire connaître à travers la culture soufie.

A-tasawuf bila houdoud[10] : construction du projet de patrimonialisation

Mes enquêtes de terrains dans les festivals indiquent que la proposition de patrimonialisation soufie en leur sein est caractérisée comme un « nouveau paradigme de civilisation et une rupture épistémologique »[11]. Aussi, ce projet est décrit comme un « humanisme spirituel »[12] afin de réintégrer l’Islam dans l’Histoire universelle de sorte à lui donner une image moins violente, en opposition à la médiatisation qui en est parfois faite en contextes occidentaux. Selon Brahim Tijani, qui se présente comme cinquième petit-fils d’Ahmed Tijani, – fondateur de la confrérie Tijaniya – et comme « Cheikh », la présente démarche de patrimonialisation s’inscrit dans une époque où l’extrémisme s’accroît à l’international comme peut en témoigner, entre autres, la destruction des mausolées de Tombouctou au Mali en 2012. En guise de contre-réponse aux processus violents contemporains, il est question dans ce projet de patrimonialisation soufie d’une « spiritualité agissante »[13]. C’est dans ce sens que la matrice culturelle du soufisme y est promue comme transversale à diverses civilisations, et non pas aux seules aires géographiques attribuées à l’islam. En plus de l’espace, la donnée temporelle est aussi mentionnée car les jeunes générations sont ciblées dans le projet susmentionné[14].
Ainsi, la dimension internationale et universelle du patrimoine soufi est visible par l’invitation d’artistes ayant des trajectoires marquées par des brassages entre cultures religieuses. En effet, la directrice artistique de la douzième édition du Festival de la Culture Soufie à Fès, Carole Latifa Ameer, co-fonde le collectif Dervish Project avec un autre converti à l’islam, Théophile de Wallensbourg, compositeur autrefois moine orthodoxe, donc imprégné de culture chrétienne. Quant au chanteur de flamenco, Curro Pinana, issu de Murcie en Espagne, il met en musique les poèmes d’une figure centrale du soufisme, Ibn Arabi, lui-même né dans cette région aujourd’hui espagnole. De plus, dans le cas du Festival Joudour des Rencontres Internationales des Confréries Soufies et des Musiques de Transe à Essaouira, je relève une portée internationale car son fondateur Abdallah Chfira, s’inspire de la représentation imagée que le roi Hassan II aurait employé pour la candidature du Maroc en vue de son entrée à l’Union Européenne en 1984 : l’image du Maroc tel un arbre avec des racines profondes en Afrique et les branches s’ouvrant vers l’Europe. De manière plus large, ce projet patrimonial est porté par un réseau international de l’événementiel soufi comptant notamment le Festival Soufi de Paris, le Festival de Fès de la Culture Soufie ou encore le Festival Aissaoua de Casablanca. On y trouve quelques similitudes en termes d’artistes ou de conférenciers invités, de programmation des activités et des discours.

Cependant, les artistes invités, sont critiqués par un conférencier lui-même annuellement invité aux festivals soufis marocains, comme formant un réseau de « copinage ». Par conséquent, les invités ne procèderaient pas à la confrontation de leurs opinions diverses. C’est dans ce sens que ces festivals dédiés au soufisme sont accusés de consolider, voire de conforter un cadre prosélyte et apologétique du soufisme en termes de représentations et logiques discursives. Au-delà de la promotion de l’universel, il s’agit d’interroger si ce type d’événement soufi n’encouragerait pas une uniformisation et une standardisation de la pensée soufie.

Par ailleurs, je constate que les confréries soufies interviennent essentiellement dans une forme de représentation vocale de samâ (concerts soufis) prévus aux festivals. À cela, Abdelhafid Benchouk, directeur de la Maison Soufie à Paris, aussi invité régulier du Festival de la Culture Soufie, rétorque que ce type de projet de patrimonialisation ne peut pas être porté par tous les représentants de tarîqa (voies) car il y aurait souvent compétitions intra-confrériques quant à la détention du secret initiatique des guides spirituels[15]. L’objectif à terme de la patrimonialisation n’est autre que de se rallier en dehors des frontières des structures confrériques historiquement établies. Les confréries sont surtout mentionnées pour donner un cadre historique vu comme légitime au projet de patrimonialiser le soufisme[16]. C’est dans cette perspective que les confréries soufies y sont présentées comme ayant été acceptées dans l’histoire par le pouvoir politique marocain sans mention des épisodes historiques où elles auraient été marginalisées par les dynasties régnantes.

Toujours dans cette logique consensuelle, suite à mon stage à l’Association du Festival de Fès de la Culture Soufie, je note que la terminologie même de « religion » est délibérément remplacée par celle de « culture » dans les éditoriaux des festivals pour décrire les spectacles, veillées nocturnes, récitals de poésie et expositions d’art[17]. Ainsi, le patrimoine soufi, sortant de la zâwiyya, s’habille d’un apparat culturel plus attrayant et inclusif pour des festivaliers de profils divers. Il s’agit ainsi de permettre à toute personne, qu’importe sa culture et sa croyance, de pouvoir se retrouver dans les offres discursives et esthétiques des festivals car la culture soufie est dite appartenir à tous au même titre que « Notre-Dame de Paris appartient à tout le monde, en tant que forme du beau qui rappelle les liens »[18].

Patrimonialiser le soufisme : divulguer l’indicible et l’invisible des confréries

La promotion du soufisme en tant que patrimoine culturel immatériel (PCI) passe par le canal de la scène artistique et culturelle. J’ai observé des expressions du soufisme qui se décloisonnent dans l’espace public car, dans le PCI, « ce qui compte, c’est la performance »[19]. En effet, les membres de confréries soufies occupent l’espace public, lors du samâ (concert soufi), alignés face aux festivaliers, tandis que dans les confréries la disposition spatiale se fait souvent en cercle afin de symboliser l’unité des coreligionnaires et réaliser une éventuelle théophanie. Ainsi, dans les festivals, il s’agit d’une logique de représentation scénique unilatérale, sans participation des corps des festivaliers, contrairement à l’”axe horizontal”[20] entre participants assuré par le moussem qui constitue une « fête patronale et saisonnière, à la fois foire, marché et pèlerinage aux environs du sanctuaire d’un saint » selon l’étude ethnographique de Reysoo Fenneke, en 1988. La logique festivalière transforme alors cette pratique rituelle ancienne en une prestation mise en scène[21].

Photo : © Association du Festival de Fès de la Culture Soufie / Samâ de la confrérie Boutchichiya, Parc Jnan Sbil, Fès, 21 octobre 2018

Photo : © Association du Festival de Fès de la Culture Soufie / Samâ de la confrérie Boutchichiya, Parc Jnan Sbil, Fès, 21 octobre 2018

Lors des samâ (des confréries Boutchichiya, Sqalliya, Sharqawiya, Rissouniya, Wazzaniya), j’ai remarqué que le public se laisse transporter, malgré la limite de l’espace-temps de la représentation, notamment au parc Jnan Sbil de Fès réaménagé depuis 2010 pour le Festival de la Culture Soufie et au Palais Méchouar de Casablanca pour le Festival Aissaoua. La finalité est de revivifier cette expérience musicale et lyrique, décloisonnée dans l’espace public marocain, alors que ces veillées nocturnes sont habituellement réservées aux initiés musulmans seulement. A contrario, j’ai assisté à des spectacles de derviches tourneurs[22] qui sont souvent acclamés et interrompus par des tonnerres d’applaudissements, par des festivaliers qui se lèvent pour les filmer, empêchant de manière récurrente la vue aux autres, ce qui ne favorise pas potentiellement la concentration et la méditation ambiantes auxquelles invite la danse des derviches.

Photo : © Amina Mesgguid / Spectacle de derviches tourneurs, salle de préfecture, Fès, 27 octobre 2018

Photo : © Amina Mesgguid / Spectacle de derviches tourneurs, salle de préfecture, Fès, 27 octobre 2018

Dans les deux expériences esthétiques citées plus haut, les corps des individus sur scène sont contraints de donner à voir dans une perception de temps accélérée ce qui a priori dans le confrérisme soufi est de l’ordre de l’indicible et l’invisible, ce qui échappe au langage et à la vue. En effet, « dans le rituel, on s’engage, mais sur la scène du théâtre, on se donne, à distance, la vision d’un personnage »[23]. Plus précisément, le samâ nécessite traditionnellement une préparation de l’auditeur par une activité spirituelle intense et progressive, notamment par la prière et la méditation[24]. À cet égard, il est aussi question de “sensibilité des soufis à la musique, plutôt que de musique soufie”[25], ce qui accentue l’idée d’une disposition intuitive préalable au concert soufi, non exigée lors du temps festivalier.

Aussi, il est à savoir que les festivaliers sont majoritairement francophones, parfois anglophones, ce qui pose la question de la traduction pour une meilleure transmission du soufisme en tant que patrimoine universel. La réflexion oscille ainsi entre le fait de transmettre pour privilégier le ressenti ou transmettre pour comprendre. À ce propos, dans le cadre de mon stage pour l’organisation de la douzième édition du Festival de la Culture Soufie à Fès, j’ai appris par les membres de l’Association que les organisateurs de festivals aspirent à y répondre en optant pour la traduction en français à partir des éditions prochaines.

En parallèle à ces réflexions en cours, une collecte de témoignages de festivaliers[26] me renseigne cependant sur les sentiments ressentis d’apaisement, voire de réalisation spirituelle, en une semaine de festival, ce qui peut impliquer que les procédés scrupuleux étalés dans la durée en contexte confrérique ne sont peut-être plus un impératif pour l’expérience gustative du soufisme. En effet, les festivaliers répondants se sont décrits à l’issue des samâ et spectacles comme appartenant à « quelque chose de plus large »[27], dans la mesure où nombre d’entre eux usaient d’une même affirmation selon laquelle ils seraient devenus « une même famille »[28].

Folklorisation ou revivification ?

Dans un cadre plus large, la festivalisation du soufisme est appréhendée par un représentant de la confrérie Tijaniya, comme participant à son processus d’asphyxie, voire à sa mise à mort. Toutefois, je relève une perception contraire pour les organisateurs des Festivals Aissaoua, de la Culture Soufie et des Musiques Sacrées du Monde, qui tendent à présenter la culture et l’art soufis comme inscrits dans une dynamique en mouvement. Pour échapper à la dérive de folklorisation fixiste dans laquelle les festivals soufis pourraient verser, il est proposé ce qui est décrit comme “l’art de vivre soufi” censé être matérialisé par les villes à fort rayonnement spirituel et interculturel comme Fès ou encore Essaouira. Dans cette perspective, préserver la culture soufie ne signifierait pas figer ni momifier[29]. La culture soufie présentée telle un modus vivendi rappellerait la locution de Râbi‘a al-‘Adawiya (713-801 ap. J.-C.), figure féminine clé du soufisme : « man dhâqa ‘arafa » (Trad. « Celui qui a goûté, a su »)[30].

C’est dans l’intention de revivifier l’expérience soufie en mouvement que sont organisées, par le conteur professionnel Frédéric Calmès, des visites de cinq heures des lieux saints et historiques de Fès pour découvrir son héritage interculturel, qualifiées de “Circuit les Itinéraires Vivants – Fès au Fil de l’Eau”. Ce circuit qui se veut dynamique a pour fil conducteur « l’eau » comme matière vivante. Aussi, des projets sont en cours comme la création d’un musée des arts vivants du soufisme, à Fès, par Brahim Tijani. Il s’agit d’un musée ayant pour ambition de couvrir l’histoire universelle du soufisme de l’Inde jusqu’au Maroc. Une salle de projection 3D est prévue en vue d’exposer l’intérieur des mosquées marocaines dans lesquelles les non musulmans sont interdits d’entrer en raison d’une loi datant du Protectorat français au Maroc encore en vigueur dans le pays.

Remobilisation des espaces confrériques ?

Le Festival Joudour des Rencontres Internationales des Confréries Soufies et des Musiques de Transe révèle, quant à lui, que le cadre confrérique peut être mobilisé pour la réhabilitation et patrimonialisation du soufisme, comme dans le cas du Festival Gnawa et Musiques du Monde. En revanche, il s’agit avant tout de se servir de son caractère populaire, car pour Abdallah Chfira, son fondateur, rencontré en marge du Festival Gnawa et Musiques du Monde en juin 2019, la finalité est d’être accessible à des profils divers de festivaliers pour les conférences et les spectacles a contrario d’autres Festivals officiels investissant des espaces que Chfira décrit comme formels, voire luxueux.

22e édition du Festival Gnawa et Musiques du Monde

Photo : © Amina Mesgguid / 22e édition du Festival Gnawa et Musiques du Monde, Conférence « Le monde appelle fous ceux qui ne sont pas fous de la folie commune », Dar Dmana, Essaouira, 22 juin 2019

En effet, en contraste avec cette expérience du Festival Joudour, des expositions d’art et des vernissages sont proposés pour promouvoir calligraphie et poèmes des figures d’Ibn Arabi (1165-1240), Al Hallaj (858-922 ap ; J.- C.) et Al Maari (973-1057), dans des espaces luxueux tels que le Palais Shahrazade, au centre historique de Fès, notamment lors de la 12e édition du Festival de la Culture Soufie. Nous nous interrogeons si ce type d’espace pourrait dissuader les individus qui n’ont ni l’habitude ni les moyens d’aller dans ces lieux associés dans l’imaginaire populaire aux classes sociales aisées[31]. À ce propos, Faouzi Skali, assume que son événement a des allures élitistes mais qu’il est difficile de faire autrement car si tout était gratuit et accessible, l’événement aurait été déprécié[32].

S’agissant de Joudour, je remarque qu’au-delà de cette mobilisation esthétique en apparence de l’espace confrérique, il existe un engagement concret sur la durée, au-delà du temps du Festival : le but est certes de réhabiliter les confréries soufies marocaines car historiquement selon son fondateur, la zâwiyya klât la‘sa” (Trad. « la zaouïa a subi des coups durs »)[33]. Il s’agit ainsi de retourner à l’ancrage des racines du soufisme – ce qui est suggéré par le nom éponyme du Festival traduit par « racines » – pour les restaurer et les nettoyer des idées conçues qui les ont accompagnées, avant de les construire en tant que patrimoine universel. Par réhabilitation, Joudour se consacre donc à ouvrir à nouveau et rénover les structures de zâwiyya, à commencer par Essaouira. Il ambitionne aussi d’entreprendre des démarches de traduction des ouvrages de leurs bibliothèques et de les diffuser en ligne sur son site web, en faisant renaître les moussems des confréries Gnawa et Hamdouchia.

Conclusion

En dépit de la sortie contemporaine du soufisme de ses contextes confrériques, je perçois dans mes terrains de festivals, une présence symbolique flottante de la matrice du confrérisme dans son caractère hiérarchique et rituel. Derrière les scénographies des festivals, l’on peut déceler des traces du rapport traditionnel de maître à discipline. En effet, le confrérisme plane par des formes d’appartenance des artistes et conférenciers à des confréries données[34].

Ainsi, l’initiative individuelle étant diluée dans l’ordre symbolique et hiérarchique de la confrérie, ces acteurs contemporains s’en affranchissent, toutefois, sans le quitter définitivement. Plus précisément, les invités intervenant aux Festivals soufis œuvrent pour la plupart dans des activités hors champs confrériques, tout en évoquant peu leurs filiations confrériques, pour ne pas imposer de voie particulière, ni prendre le risque de soulever des éventuelles compétitions entre tariqas. A titre d’exemple, Abdellah Cherif Ouazzani intervient sur la plateforme Zoom dans des séances organisées par le premier site web marocain de coaching[35] ou encore Fouzi Skali qui détient une agence d’événementiel – Parchemins Concept – avec ses fils avec qui il organise des retraites spirituelles axées sur l’agroécologie, et ce, en marge du Festival de la Culture Soufie.

Progressivement, les expériences esthétiques et culturelles contemporaines du soufisme se distillent dans une matrice universelle pour ne plus être cantonnées dans le seul cadre socio-historique de l’islam. D’ailleurs, dans le cas du Festival Joudour, l’enjeu est aussi de rappeler les syncrétismes comme dans les confréries judéo-musulmanes[36]. A ce propos, il préexisterait dans le soufisme une tendance à l’interculturalité[37] du fait de la mobilité géographique qui a alimenté en partie l’expérience du religieux.

De façon plus large, Brahim Tijani avance que la définition même du soufisme serait « l’esprit de l’Origine », précédant donc l’islam, ce qui fait concevoir le soufisme tel une pensée transcendant le cadre islamique en particulier et monothéiste en général. Cette définition englobante se retrouve aussi dans le terrain des offres de retraites spirituelles dont j’ai entamé l’investigation, notamment une retraite holistique proposée à Imlil[38] que j’ai effectuée en juillet 2019, où le soufisme est présenté comme spiritualité ancestrale dont les monothéismes se seraient inspirés. Le soufisme aurait dans cette logique précédé l’islam, dans un monde contemporain aux frontières désormais abolies où le quidam, même non initié, tend à mélanger des ressources spirituelles, religieuses comme psychologiques, sans forme institutionnelle et traditionnelle religieuse, sous les auspices de l’économie du bien-être.

Bibliographie

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Ziou Ziou, Abdeslam, Moussem et festivals au Maroc : entre dépossession et récupération culturelle d’un espace du commun», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. 2016

Notes

  1. Massignon, L., Radtke, B., Chittick, W.C., Jong, F. de, Lewisohn, L., Zarcone, Th., Ernst, C., Aubin, Françoise and J. O. Hunwick, “Taṣawwuf”, in: Encyclopédie de l’Islam.
  2. Bonaud, Christian. Le Soufisme: al-tasawwuf et la spiritualité islamique, Paris, Maisonneuve & Larose, 2002.
  3. Observation des : 11e et 12e éditions du Festival de Fès de la Culture Soufie, 2e édition du Festival Aissaoua à Casablanca, 25e édition du Festival des Musiques Sacrées du Monde à Fès, 22e édition du Festival Gnawa et Musiques du Monde à Essaouira, placés « Sous le Haut Patronage de Sa Majesté le Roi Mohammed VI ».
  4. Geoffroy, Eric. Le soufisme. Histoire, fondements, pratique. Paris. Eyrolles Pratique, 2015. Page 171.
  5. Le 25 octobre 2018.
  6. Échange avec Faouzi Skali, fondateur et président du Festival de la Culture Soufie, dans le cadre d’un stage à l’Association du Festival de Fès de la Culture Soufie, le 22 octobre 2019.
  7. Table-ronde de la 12e édition du Festival de Fès de la Culture Soufie, le 20 octobre 2019 « Un humanisme spirituel pour notre temps », 9h30-12h30, Dar Batha, avec les intervenants : Faouzi Skali, Carole Latifa Ameer, Abderrahim Hafidi, Mouhchine Ayouche, Mohammed Ghani, Saida Bennani.
  8. Vuillemenot Anne-Marie, El Asri Farid. Le ‘World Sufism’ : Quand le soufisme entre en scène.» Dans : Academia. Social Compass. Revue Internationale de Sociologie de la Religion. Volume 57. Numéro 4. Décembre 2010.
  9. Le communiqué final de la Déclaration adoptée à Istanbul par les États participant à la table ronde de l’Unesco les 16 et 17 septembre 2002, « le patrimoine culturel immatériel constitue un ensemble vivant et en perpétuelle recréation de pratiques, de savoirs et de représentations, qui permet aux individus et aux communautés, à tous les échelons de la société, d’exprimer des manières de concevoir le monde à travers des systèmes de valeurs et des repères éthiques. [Il comprend] les traditions orales, les coutumes, les langues, la musique, la danse, les rituels, les festivités, la médecine et la pharmacopée traditionnelles, les arts de la table et les savoir-faire ».
  10. « Soufisme sans frontières » en arabe.»
  11. Première rencontre directe avec Faouzi Skali, en marge du Festival des Musiques Sacrées du Monde, le 14 juin 2019, au Palais Shahrazade (Fès).
  12. Thématique de la 12e édition du Festival de Fès de la Culture Soufie.
  13. Editorial de la 11e édition du Festival de Fès de la Culture Soufie : « La Présence du Soufisme », du 20 au 27 octobre 2018 : « Un paradigme par lequel on peut mieux saisir les racines spirituelles des crises de notre temps. Celui enfin qui peut ouvrir la possibilité au cœur même de notre quotidien, dans un monde et parmi une jeunesse de plus en plus déboussolée, de penser et de cheminer vers une vie meilleure ».
  14. Table-ronde de la 12e édition du Festival de Fès de la Culture Soufie, le 20 octobre 2019 « Un humanisme spirituel pour notre temps », 9h30-12h30, Dar Batha, avec les intervenants : Faouzi Skali, Carole Latifa Ameer, Abderrahim Hafidi, Mouhchine Ayouche, Mohammed Ghani, Saida Bennani.
  15. Intervention de Faouzi Skali et Abdelhafid Benchouk, le 30 janvier 2020, au Campus Condorcet, dans le Séminaire Universalisation, Patrimonialisation et Spiritualisation du Soufisme à Paris.
  16. 2e édition du Festival Aissaoua à Casablanca, table-ronde sur « Dialogue des religions, dialogues des cultures : l’universel en partage », du 19 avril 2020, au Palais Méchouar.
  17. Allocution d’ouverture du forum de la 25e édition du Festival des Musiques Sacrées du Monde à Fès par Driss Khrouz et dans le cadre du stage à l’Association du Festival de Fès de la Culture Soufie d’août à octobre 2019 pour la préparation de la 12e édition du Festival de Fès de la Culture Soufie.
  18. Intervention de Faouzi Skali et Abdelhafid Benchouk, le 30 janvier 2020, au Campus Condorcet, dans le Séminaire Universalisation, Patrimonialisation et Spiritualisation du Soufisme à Paris.
  19. Hottin, Christian. “Faire parler le patrimoine à sa place : du détenteur au conservateur, via le créateur”. Vidéo dans : Collège de France. Histoire culturelle des patrimoines artistiques en Europe, XVIIIème – XXème siècles.
  20. Abdeslam Ziou Ziou, «Moussem et festivals au Maroc : entre dépossession et récupération culturelle d’un espace du commun», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. 2016.
  21. Les expressions artistiques traditionnelles à l’heure de la globalisation : le cas de la danse d’Ahidous”. Aïcha Aït Berri, Béni Mellal. Pages 167 à 176. Dans : Les politiques patrimoniales : Ressources, Acteurs et Enjeux identitaires. Edité par El Mostafa Chadli. En partenariat avec le Groupe de recherche Patrimoine oral et Cultures populaires de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Rabat. 2019.
  22. Salle de la préfecture, Fès, 11e édition du Festival de la Culture Soufie, derviches tourneurs syriens venus de Paris, le samedi 27 octobre 2019.
  23. Pasquier Sylvain, « Erving Goffman : de la contrainte au jeu des apparences », Revue du MAUSS, 2003/2 (no 22), p. 388-406.
  24. During Jean, « Audition et entendement dans la gnose musulmane », Insistance, 2005/1 (no 1), p. 85-92.
  25. Carole Latifa Ameer, « Portrait : Kudsi Ergüner » dans Numéro 1. Edition Fondation Conscience Soufie. Septembre 2017. Page 22.
  26. 12e édition du FFCS et 25e édition du Festival des Musiques Sacrées du Monde.
  27. Collecte de témoignages de 15 festivaliers au Festival des Musiques Sacrées du Monde (25e édition) et au Festival de la Culture Soufie (11ème édition) de manière distincte.
  28. Ibid.
  29. Nolwenn Pianezza, « La patrimonialisation selon l’immatériel ou la mémoire agissante, circulations des savoirs en contexte partenarial de production audiovisuelle », Culture & Musées, 2018.»
  30. Table-ronde de la 12e édition du Festival de Fès de la Culture Soufie, le 20 octobre 2019, « La culture soufie comme art de vivre », 17h30-19h30, Dar Batha avec les intervenants : Faouzi Skali, Amal Ayouch, Ikram Bennani, Sami Ali, Soada Maoulainine.
  31. Garbit, Phillipe. Podcast : Les nuits de France Culture. « Pierre Bourdieu : Le musée est important pour ceux qui y vont dans la mesure où il leur permet de se distinguer de ceux qui n’y vont pas ». Dans : France Culture. 2018.
  32. Intervention de Faouzi Skali et Abdelhafid Benchouk, le 30 janvier 2020, au Campus Condorcet, dans le Séminaire Universalisation, Patrimonialisation et Spiritualisation du Soufisme à Paris.
  33. Traduction : La zaoüia a subi des coups durs.
  34. Faouzi Skali est adepte de la Boutchichiya, Marouane Hajji artiste de chants andalous qui était aussi ancien apprenant à l’Observatoire de représentants de la Sqalliya, Carole Latifa Ameer est adepte de la Chishtiya, Eric Geoffroy de la Alawiyya, ou encore Brahim Tijani qui se désigne comme cinquième petit-fils d’Ahmed Tijani et vingt-deuxième descendant du prophète Mohammed.
  35. www.coachingnews.ma.
  36. Entretien semi-directif avec Abdallah Chfira, fondateur du Festival Joudour, en marge de la 22e édition du Festival Gnawa, le 22 juin 2019, à Essaouira.
  37. Rocalve Pierre. Louis Massignon et le soufisme. In: Horizons Maghrébins – Le droit à la mémoire, N°14-15, 1989. La notion d’ « Occident Musulman » / Louis Massignon homme de dialogue des cultures. pp. 196-204
  38. Observation participante du 12 au 14 juillet 2019 à une retraite spirituelle à Imlil, commune rurale près de Marrakech, à l’Atlas Wellness Campus Center, centre pour le « bien-être spirituel et holistique ».

*Le Carnet de recherche ILM réunit des articles en lien avec les diverses thématiques du programme « ILM – L’enseignement de l’islam au Maroc (XVIIIe-XXIe siècles). Islamologie et sciences sociales » (https://anrilm.cnrs.fr/). Il comprend quatre textes en arabe et deux textes en français.

Les textes en arabe traitent spécifiquement de l’enseignement religieux dans la région du Souss suivant une approche historique. Ces textes dérivent de communications présentées et discutées par des chercheurs et des doctorants de l’Université Ibn Zohr d’Agadir, lors d’une journée d’études tenue le 28 juin 2019 à la même Université. Dans son texte, Khadija Rajy parcourt l’historiographie coloniale qui s’est intéressée aux médersas de la région du Souss, en dégageant quelques éléments de cette « perception étrangère ». Khalid Taïch souligne le rôle important des familles savantes dans la vie savante du Souss, en s’arrêtant sur l’exemple de la famille al-garsifiya. Rahal Mbark, quant à lui, retrace les structures sociales solidaires qui ont aidé à la dynamique des madrasas dans le Souss. Enfin, Rachid-Ataro Rahmatillah revisite la figure savante incontournable du Souss, Mokhtar Soussi, à travers les archives de Nantes datant de la période entre 1930 et 1937.

Les textes en français ressortissent à la « recherche en train de se faire », à savoir des résultats d’enquêtes ponctuelles. Il s’agit de deux études de terrain. La première, réalisée par Bayram Balci, porte sur les influences turques récentes dans l’enseignement de l’islam au Maroc et en Mauritanie. La seconde étude, réalisée par Amina Mesgguid, explore les festivals soufis au Maroc en questionnant les nouveaux modes de promotion et de diffusion du patrimoine soufi.

Comité éditorial du Carnet ILM : Anis Fariji, Sabrina Mervin et Khadija Rajy