Par Omar Boulaouz
Université Moulay Ismail / omarboulouz@gmail.com
(Cet article est issu d’une recherche de Master)
Résumé
Le présent article décrit les étapes de la mémorisation du coran, les outils et les formes utilisés. Sur la base d’un travail ethnographique au sein de l’école Zaïd ibn Thabit à Meknès, nous montrons que le processus se décompose en six phases. Il s’agit d’abord de l’écriture des versets coraniques sur la planche, ensuite, la correction, la lecture avec correction, la mémorisation, la récitation et enfin la révision. La mémorisation du Coran commence et ne se termine pas. L’oubli inquiète les apprenants. C’est pourquoi il faut que la mémorisation soit soumise à un exercice régulier, en utilisant soit la planche soit directement le Coran-livre. Dans ce processus d’apprentissage coranique, le fqîh occupe une place centrale.
Mots clés : Apprentissage, Ecole coranique, Ethnographie, Mémorisation, Maroc.
L’école Zaïd ibn Thabit est une école primaire privée de l’enseignement traditionnel, située à rue Rehal Al Meskini, quartier Touarga, Meknès. Elle est dotée d’une salle de cours et d’une grande salle de mémorisation. C’est dans cette dernière que j’ai observé les particularités de cet enseignement et suivi les différentes étapes de la mémorisation, en identifiant les outils et les formes adoptés. Privilégiant l’approche ethnographique, je me suis appuyé sur la technique d’observation en situation. J’ai mobilisé aussi des entretiens semi-directifs, réalisés avec 15 apprenants et 4 enseignants.
Clifford Geertz considère que le travail de l’anthropologue sur le terrain consiste à trouver pied (1973 : 13). Il y avait deux chemins possibles : un officiel et un officieux. Au début, j’ai contacté un ami, inspecteur d’enseignement religieux (dit « atîq »). Il me conseilla de demander l’autorisation au délégué, le responsable direct des écoles, sous la direction du Ministère des habous et des affaires islamiques. Mais cette démarche n’a pas abouti.
Suite à cette déception, j’ai décidé de me présenter directement à l’école Zaïd ibn Thabit, où j’étais un apprenant il y a de cela plus de 15 ans. Les maîtres coraniques et les administrateurs de l’école m’ont reconnu facilement grâce à la capacité de mémoriser qu’on me prêtait à l’époque. Cela a facilité le premier pas dans le terrain. Ma demande signée par l’encadrant et la coordinatrice du Master fut directement acceptée.
À l’école, j’ai assisté et participé activement au cours. Les apprenants me considèrent comme un invité, venu pour apprendre avec eux et suivre leurs pratiques. C’est ainsi que mon ethnographie a commencé. J’ai observé que le nombre des élèves selon les niveaux scolaires est en baisse remarquable (Voir le graphique -Figure 1). Cette baisse pourrait se comprendre, entre autres, par la sélection préalable des profils des étudiants (par exemple : un étudiant en désintégration familiale est rarement admis). La raison est aussi due à la mauvaise qualité de mémorisation du Coran. Selon les fuqha de l’école, le problème réside dans le passage de la planche au livre, une planche en bois oblongue où l’écriture se fait par le feutre et lavée à l’eau. C’est pourquoi « le recours à la planche est devenu une nécessité », comme ils disent, afin de parvenir à une bonne mémorisation.
Bien qu’il existe des pratiques innovantes pour faciliter la mémorisation du Coran, la planchette coranique résiste encore comme outil dans de ce processus d’apprentissage. L’école Zaïd Ibn Thabit, par exemple, a choisi de revenir à l’utilisation de la planchette, après l’avoir marginalisée pendant des années, afin de garantir une bonne qualité de mémorisation. Cela nous a poussés à questionner ces dynamiques.
Pour saisir le déroulement d’une journée-type d’apprentissage, je me déplaçais entre deux espaces : les salles de cours et la salle principale ouverte à la mémorisation du Coran. Les étudiants circulent autour du fqîh, chacun de ces cercles représentant un certain niveau scolaire : 1ère année, 2ème année… etc. Le 1/6 des sections (aḥzâb) du Coran est alloué à chaque niveau, afin de le compléter à la 6ème année primaire. La plupart arrive à la salle avec un uniforme scolaire (un costume bleu pour les garçons et un costume rose pour les filles).
Dans la salle, en outre, l’observateur est immédiatement attiré par des dessins graphiques et des peintures accrochées au mur. Certains sont utilisés pour la décoration comme le drapeau national, des roses et des arbres, alors que d’autres sont utilisés pour l’explication comme certains hadiths, versets coraniques, l’alphabet et les opérations arithmétiques. Quand les salles ouvertes à la mémorisation ne suffisent pas, on recourt à l’utilisation de salles de cours. Les maîtres du Coran ne sont pas, alors, des hommes cette fois-ci, mais des femmes, étudiantes auprès de deux cheikhs meknassis jusqu’à ce jour ; le cheikh Benaissa Chelih à la mosquée al-Suri et le cheikh Bouchachi à la mosquée at-Tawba. Les maîtresses du Coran sont des créatrices de graphismes accrochés sur le mur.
Après l’alphabet, le Coran est invariablement le premier des savoirs à être enseigné, puisqu’il est considéré comme le fondement de l’instruction. Le seul mode d’apprentissage adapté au texte coranique procède d’une mémorisation par cœur (Fortier, 2003). Le processus se décompose en six phases ; il s’agit d’abord de l’fatya (dictée), puis Es-selka (la correction), lecture de nafda (lecture correcte), l’hfada (la mémorisation), l’arada (la récitation), et enfin la moraja’a (la révision).
La mémorisation commence par l’écriture, les apprenants écoutent attentivement et directement ce que le fqîh leur dicte. Chaque apprenant adopte un rythme selon ses capacités et ses compétences. Un fragment du Coran (1/8, ¼, ½ …) pour chacun(e) est écrite sur la planchette coranique. A ce niveau, Mohamed (interviewé 1) explique : « l’écriture à travers l’fatya prononcée par la bouche de notre fqîh est mieux que l’utilisation du Coran ; « Le fait d’écrire directement à partir du Coran n’est pas la meilleure façon de mémoriser. On oublie vite, ce qu’on mémorise vite », disait-il.
Lorsque tout le monde finit d’écrire sur sa planche, il faut attendre son tour pour la correction. Les apprenants appellent ça « slik Louh ». C’est pour ne pas mémoriser les erreurs, explique Zakaria (interviewé 2). Une lecture orthophonique des versets coraniques dont le but est de corriger la mauvaise prononciation des élèves débutants (Elahmadi et Kchirid, 2011 : 25). Immédiatement après avoir corrigé l’écriture, l’apprenant passe à l’étape de correction de la lecture sous la supervision du fqîh. Il s’agit alors de la nafda, c’est- à-dire une récitation correcte à haute voix.
Ensuite, les apprenants passent à la mémorisation ou bien l’hfada : chacun(e) prend sa planche et choisit sa place préférée. Selon les capacités de chaque apprenant, cette phase peut durer entre deux et quatre heures. Le moment où l’apprenant s’approche du fqîh, ce dernier autorise le commencement de la récitation. Si cette épreuve est réussie, il passe à la moraja’a. Sinon, il revient à sa place pour mémoriser encore.
La dernière phase est la plus importante. Il s’agit d’une mémorisation en début de chaque semaine. Ainsi de suite, jusqu’à la dernière partie du Coran. L’enfant apprend par cœur le passage coranique écrit sur sa planchette, par le maître. Cette opération est appelée khatma. Le fqîh interdit de passer à la partie suivante sans la moraja’a. « Pour ne pas oublier ce que nous avons mémorisé », explique Youssef (interviewé 3).
La mémorisation du Coran est un processus qui commence et ne se termine pas. Pour surmonter le problème de l’oubli, il faut mémoriser de manière continue. Le degré de mémorisation des étudiants les distingue en deux catégories : El-Qechqachi pour celui qui maîtrise bien la mémorisation par cœur, et El-tmayni pour celui qui n’a la capacité de mémoriser que le 1/8 (thumun) par jour. La mémorisation à travers la planchette coranique est la méthode préférée des apprenants qui se laissent voir comme des conservateurs du patrimoine ancestral. Dans ce processus d’apprentissage coranique, le fqîh occupe une place centrale.
Ce qui définit l’école traditionnelle, c’est la centralité du Coran dans son programme éducatif (Elahmadi et Kchirid, 2011 : 19). L’enfant commence à fréquenter l’école coranique à l’âge de cinq ans. Sous la direction d’un taleb, qui est à la fois le maître d’école, l’imam (guide des prières) et le muezzin (appelant aux prières), l’élève/apprenti ânonne d’abord les premiers versets du Coran, puis, dans une seconde étape, apprend à lire et enfin à écrire.
Vers l’âge de 10-14 ans, selon les cas, commence un second stade d’approfondissement de l’enseignement, qui consiste à apprendre par cœur les ouvrages de base : Ajurrumiya et Alfiya pour la grammaire, et Risalat et Mokhtasar de Khalil pour le droit. Cela peut être accompli indifféremment dans des mosquées ou des zaouïas, grandes et petites, urbaines ou rurales (Laroui, 2009 : 193).
Pour Lévi-Provençal, une fois les œuvres passées en revue et assimilées, l’apprenti atteint le but qu’il s’est fixé en parachevant le chemin vers la moucharaka (l’Omniscience) qu’il a patiemment suivi. A son tour, il devient maître et se met à enseigner, de la même façon que ce qu’il a reçu lui-même à des auditeurs d’une nouvelle génération (Lévi-Provençal, 1992 : 14). Selon Bourdieu, ce parcours lui permet de monter dans la hiérarchie, pour créer un charisme, accumuler de nouveaux capitaux symboliques et matériels (Bourdieu, 1994 : 161).
En comparant les différentes écoles coraniques, Laroui (2009) a conclu qu’il n’y a pas une méthode d’enseignement entre les différents centres, que ce soit dans les cités, dans la petite Zaouïa rurale ou dans la grande mosquée de Fès ou de Médine. Le prestige que l’apprenant tire de cet enseignement dépend du prestige de son enseignant. Le cycle des études qui n’est pas égal pour tous, et adapté aux capacités des apprenants. Le système d’éducation religieux fut ainsi, un moyen de production et d’intégration d’une élite du pays, à travers la transmission d’une certaine éthique sociale. Il s’agit, selon Bourdieu et Passeron (1970), d’un ensemble de mécanismes institutionnels par lesquels se trouve assurée la transmission entre les générations de la culture héritée du passé.
Bibliographie :
- Anderson-Levitt Kathryn, 2006, « Les divers courants en anthropologie de l’éducation ». Education et Sociétés n°17.
- Berque Jacques, 2001, Al-Youssi, Problèmes de la culture marocaine au 17ème siècle, Centre Tarik Ibn Zyad, Rabat.
- Bourdieu Pierre et Passeron Jean-Claude, 1970, La reproduction : Éléments d’une théorie du système d’enseignement, Les Éditions de Minuit, coll. Paris.
- Bourdieu Pierre, 1994, Raisons pratiques, Seuil.
- De Meyer Mathias, 2019, Tachraft : Écritures et ordres d’état dans une école de village au Maroc, Thèse de doctorat en sciences politiques et sociales, année académique 2018/2019, Publications de l’Université libre de Bruxelles.
- Elahmadi Mohsine et Kchirid El Mustapha, 2011, L’enseignement traditionnel au Maroc, cse.ma.
- Fortier Corinne, 2003, « Une pédagogie coranique. Modes de transmission des savoirs islamiques (Mauritanie) », Cahiers d’Études Africaines, n°43, Cahier 169/170. Enseignements (2003), pp 235-260.
- Geerz Clifford, 1973, The interpretation of cultures, Selected essays, New York: Basic Books.
- Laroui Abdallah, 2009, Les origines sociales et culturelles du nationalisme marocain (1830- 1912), Centre culturel arabe, Casablanca.
- Lévi-Provençal Evariste, 1992, Les historiens des chorfa, Paris, Emile Laroue, Bibliothèque maison de l’orient, 139781 (Salomon Reinach).
- Mezzine Mohamed, 2003, Fuqaha à l’épreuve de l’histoire, Publications de faculté des lettres et de sciences humaines Sais-Fès, Série : Thèses et morphologies n°7.
- Mouna Khalid, 2019, Le Maître du Coran (Film), Festival Premier Film Documentaire Méditerranéen – Tunis (Tunisie), Consulté le 11/09/2020, sur le lien : http://www.film- fr/4DACTION/w_fiche_film/60059_1.
- Sraïeb Noureddine, 1992, « Université et société au Maghreb : la Qarawiyyin de Fès et la Zaytuna de Tunis », Revue de l’occident musulman et de la méditerranée, N° 38.p. 63-7.
*Le Carnet de recherche ILM réunit des articles en lien avec les diverses thématiques du programme « ILM – L’enseignement de l’islam au Maroc (XVIIIe-XXIe siècles). Islamologie et sciences sociales » (https://anrilm.cnrs.fr/). Il comprend quatre textes en arabe et deux textes en français.
Les textes en arabe traitent spécifiquement de l’enseignement religieux dans la région du Souss suivant une approche historique. Ces textes dérivent de communications présentées et discutées par des chercheurs et des doctorants de l’Université Ibn Zohr d’Agadir, lors d’une journée d’études tenue le 28 juin 2019 à la même Université. Dans son texte, Khadija Rajy parcourt l’historiographie coloniale qui s’est intéressée aux médersas de la région du Souss, en dégageant quelques éléments de cette « perception étrangère ». Khalid Taïch souligne le rôle important des familles savantes dans la vie savante du Souss, en s’arrêtant sur l’exemple de la famille al-garsifiya. Rahal Mbark, quant à lui, retrace les structures sociales solidaires qui ont aidé à la dynamique des madrasas dans le Souss. Enfin, Rachid-Ataro Rahmatillah revisite la figure savante incontournable du Souss, Mokhtar Soussi, à travers les archives de Nantes datant de la période entre 1930 et 1937.
Les textes en français ressortissent à la « recherche en train de se faire », à savoir des résultats d’enquêtes ponctuelles. Il s’agit de deux études de terrain. La première, réalisée par Bayram Balci, porte sur les influences turques récentes dans l’enseignement de l’islam au Maroc et en Mauritanie. La seconde étude, réalisée par Amina Mesgguid, explore les festivals soufis au Maroc en questionnant les nouveaux modes de promotion et de diffusion du patrimoine soufi.
Comité éditorial du Carnet ILM : Anis Fariji, Sabrina Mervin et Khadija Rajy