Par Issam El Filali
Enseignant-chercheur
École nationale de commerce et de gestion, El Jadida
Université Chouaib Doukkali
issam_elfilali@yahoo.fr
Introduction
Le dernier bilan social publié par le ministère de l’Emploi et des Affaires sociales[1] met l’accent sur le fait suivant : « les conflits de travail ont un rapport principalement avec le licenciement, les congés annuels, le SMIG, le paiement des salaires et enfin la CNSS » (MEAS, 2016). Ce constat constitue l’une des caractéristiques des relations salariales au Maroc qui peuvent conduire à l’interrogation suivante : pour quelles raisons les licenciements sont l’une des causes structurelles des conflits entre chefs d’entreprises et salariés ?
Le présent travail essaie de répondre à la question posée en avançant que les éléments déclencheurs des conflits de travail ne sont, en réalité, que le reflet d’une confrontation plus profonde liée au mode de coordination des relations professionnelles. Par mode de coordination on fait référence à : « un mécanisme centralisé, confrontant offres et demandes agrégées pour dégager un prix d’équilibre » (Favereau, 2016). Une telle définition est basée sur une approche néoclassique du marché du travail qui ne prend que l’offre et la demande de travail comme déterminants du rapport salarial. Or, ces relations, de par leur nature non-marchande ne peuvent être considérées uniquement sous l’angle de la maximisation du profit à travers l’allocation optimale du facteur travail. De fait,
« L’accent sur la coordination met en lumière la complexité du métier de dirigeant, au point de rendre le critère de la maximisation des profits non seulement empiriquement improbable, mais formellement impensable : le métier consiste non en une décision unique de production, mais en coordination entre une multitude de décisions, dans les registres les plus divers. » (Eymard-Duvernay, 2011).
Dans l’analyse de ce travail, la prise en considération de la nature des relations salariales est nécessaire surtout que le Maroc constitue l’une des expériences nationales où la connexion de l’économie du pays à celle des pays industrialisés s’est effectuée au prix d’une mobilisation intensive de la main-d’œuvre locale. Devant ce constat, les acteurs sociaux (chefs d’entreprises et salariés) semblent partir de logiques différentes et parfois opposées pour se positionner dans un dialogue social marqué par la rigidité.
D’où l’hypothèse que la cohésion sociale au Maroc ne peut être atteinte qu’à travers une harmonisation concertée des modes de coordination des relations professionnelles. Dans cette perspective, on va s’appuyer sur deux conceptions différentes du monde du travail : approche en termes de « destruction créatrice » d’emploi et en termes de sphères sociales.
La littérature économique attribue l’approche de destruction créatrice à Schumpeter[2]. Ce dernier décrit :
« Un processus de mutation industrielle qui révolutionne incessamment de l’intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs. Ce processus de destruction créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme. » (Cahuc, 2008).
Cette approche sera par la suite mobilisée dans plusieurs travaux, notamment pour rendre compte de la dynamique du marché du travail (Aghion et Howitt, 2005 ; Haltiwanger et al., 2008 ; Cahuc, 2008). Elle constitue, de notre point vu, le fondement théorique qui fait que les chefs d’entreprises marocaines adoptent un mode de coordination des relations salariales caractérisé par un recours systématique aux licenciements. D’où l’importance d’explorer d’autres approches, notamment celle des sphères sociales, qui présentent plus d’alternatives de redéploiement de la main-d’œuvre sans forcément passer par des licenciements. Cette approche a été développée à la suite de plusieurs travaux (Wieviorka, 1992 ; Gazier, 1996 ; Giugni et Hunyadi, 2003 ; Gibet-Lafaye, 2012) qui essaient de repenser les relations sociales et salariales de façon à éviter le phénomène d’exclusion subi par les salariés qui perdent leurs emplois.
Ainsi, ces deux approches seront mobilisées successivement pour comprendre les logiques des acteurs sociaux et proposer une autre voie concernant la coordination des relations salariales au Maroc.
1. Relations de travail au Maroc et persistance des conflits
Le suivi de l’évolution des relations professionnelles au Maroc montre qu’elles prennent fréquemment des formes conflictuelles qui les détournent de leur l’objectif principal de création de valeur. Ceci se manifeste à travers l’ampleur des conflits individuels qui ont atteint, en moyenne, 40 425 conflits par an entre 2006-2015. Ces derniers, après avoir connu une accalmie, durant la période 2008-2011, ont grimpé de façon constante à partir de 2012, pour atteindre 54 593 conflits individuels en 2015, soit une augmentation de 47,46 % par rapport à 2006 (fig. 1).
Figure 1. Nombre de conflits individuels (2006-2015)
On constate également que ces conflits prennent souvent des formes collectives avec près de 280 grèves en moyenne par an sur la période (2006-2015) qui impliquent l’intervention des syndicats (UMT, UNTM, UGTM, CDT, FDT) et des instances administratives de résolution de conflits. À ce niveau, on doit souligner une croissance nettement importante des grèves déclenchées en 2011 et 2012 (+ 70 % par rapport à la moyenne annuelle des grèves) avant qu’elles ne retrouvent leur niveau moyen à partir de 2013 (fig. 2). Ce qui conduit à dire que 2011 fut une année marquante en termes de fréquence des conflits de travail individuels, en progression constante, malgré un retour à l’accalmie sur le plan des conflits collectifs. Ce qui renforce le constat soulevé ci-dessus par rapport à la nature conflictuelle des relations professionnelles au Maroc.
Figure 2. Nombre de grèves déclenchées (2006-2015)
De même, l’analyse des motifs de ces conflits permet de confirmer que leurs causes principales sont liées, en premier lieu, aux licenciements et au non-paiement des salaires. De fait, on peut voir sur la figure 3 qu’il existe deux catégories de motifs de conflits de travail : ceux qui sont en dessous de la barre des 10 000 cas par an (CNSS, jours fériés, repos hebdomadaires…) et ceux qui avoisinent les 20 000 cas et plus par an (salaires impayés, congés annuels avec en tête les licenciements). Ce qui conduit à dire que la relation de cause à effet entre licenciements et conflits de travail au Maroc est manifeste.
« Le nombre de grèves déclenchées, en 2017, a été de 154 et ont concerné 121 établissements, avec un total de journées de travail perdues de l’ordre de 178 289. Le taux de participation globale des salariés à ces grèves se situait à près de 10 % et l’intensité des conflits a atteint 14 jours. Les motifs de ces grèves concernent principalement le retard ou le non versement des salaires suivi des autres motifs liés au licenciement, aux avantages sociaux, etc. » (ministère du Travail et de l’Insertion professionnelle, 2017).
À première vue, une telle situation est due au fait que pour affronter les périodes de baisse d’activité, les entreprises procèdent à des ajustements en matière de main-d’œuvre. Or, le dilemme réside dans le fait que cette adaptation se fait souvent au détriment des travailleurs sous forme de réduction de durée de travail, de compression du personnel et de travail informel. De ce fait, la flexibilité du travail, telle qu’appliquée par les entreprises marocaines (licenciements abusifs, fermetures d’entreprises…), devient une source de conflits d’intérêt entre les acteurs sociaux, transformant leurs relations d’une logique productive à une logique stratégique mue par des intérêts opposés.
Figure 3. Ventilation des conflits individuels par motifs
2. Conflits de travail au Maroc et logique gagnant-perdant
On pourrait dire que les conflits de travail au Maroc ne sont, dans le fond, qu’une activation d’une rivalité entre chefs d’entreprises et salariés dans un schéma de winner-loser (licenciements abusifs, protestations, grèves, occupation des locaux de travail). De ce fait, on peut considérer que la divergence d’intérêt entre les acteurs sociaux au Maroc est prise dans un processus dont l’aboutissement n’accepte qu’une seule partie gagnante et l’autre perdante. Selon les termes de la théorie des jeux, une telle situation renvoie au jeu de bataille des sexes dont la matrice ci-dessous conduit aux arrangements (B, B) et (S, S) qui représentent chacun un équilibre de Nash et un scénario possible du jeu.
Figure 4. Matrice des gains : jeux de la bataille des sexes
On est donc en présence d’une situation où les choix possibles pour les parties prenantes ne leur permettent pas de maximiser, ensemble, leurs intérêts : le choix d’un programme de sortie commune (shopping ou basket-ball) donne un avantage à l’un d’eux au détriment de l’autre. Au sein d’une entreprise, un des moyens de maximisation du profit en période de baisse d’activité est la compression ou réduction du personnel. Chose à laquelle les salariés licenciés ne peuvent pas s’opposer du moment qu’ils sont indemnisés, et ce, même si ces indemnités ne couvrent pas le manque à gagner salarial qu’ils subissent à la suite du licenciement. Inversement, plus les salariés sont protégés grâce à des mesures réglementaires moins il sera facile pour les chefs d’entreprises de recourir au licenciement comme moyen d’optimisation de l’allocation des facteurs de production (préavis, droit de défense du salarié en présence de son délégué, procédure de conciliation, paiement d’indemnités de licenciement…).
D’où l’idée économique qui consiste à dire que la réglementation du travail et la politique du salaire minimum adoptés par l’État ne donnent pas les résultats espérés par les acteurs sociaux en termes de dynamisme du marché du travail et d’amélioration des conditions des travailleurs :
« La plupart des économistes partisans du courant classique ou néoclassique ont fait valoir que le chômage augmente avec l’intervention du gouvernement, dans l’économie, qui tend à créer des distorsions sur les différents marchés au même temps où elle réduit le surplus social à cause d’un agissement négatif sur l’allocation des ressources. Pour ces économistes, l’absence de rigidités structurelles que reflètent les lois sur le salaire minimum, les lois limitant les licenciements et les lois favorisant les situations de rente, est le meilleur garant de l’ajustement de l’offre à la demande d’emploi via le mécanisme du salaire réel. » (El Aynaoui & Ibourk, 2018).
Cette vision se retrouve dans le discours de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM), notamment à la suite de la décision du gouvernement marocain en 2014 d’augmenter le salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG) de 10 %. « Une telle hausse, appliquée sans contreparties, viendra éroder davantage la compétitivité de l’industrie marocaine et ne manquera pas d’avoir un impact sur l’emploi industriel, tout en induisant le risque de voir des entreprises basculer dans l’informel et annihiler les efforts d’en faire sortir celles qui y sont encore. » (CGEM, 2014).
On se retrouve face à une mobilisation d’une logique gagnant-perdant où ce qui est acquis par le chef d’entreprise est considéré comme perdu par le salarié et vice-versa. De fait, les syndicats, de leur côté, adoptent une position fondée sur le principe de défense des acquis en matière de protection de l’emploi et de minimas salariaux. C’est notamment ce qui a été soulevé par d’autres travaux qui ont trouvé que :
« Les employeurs mettent l’accent sur la nécessité d’une plus grande flexibilité externe et salariale, alors que les syndicats axent leurs revendications sur la sécurité de l’emploi et du revenu. Le rôle d’arbitrage des pouvoirs publics est primordial, d’une part à court terme pour le succès du dialogue social, d’autre part à long terme pour faire passer l’attitude des partenaires sociaux d’une logique conflictuelle à une logique de partenariat. » (Bougroum & Ibourk, 2011).
Dans le cadre d’un tel schéma, chacun des acteurs sociaux campe sur sa position sans essayer de proposer des issues qui intègrent en partie les intérêts de l’autre, ce qui pousse à conclure qu’il s’agit d’une situation winner-loser.
3. Stabilité de l’emploi versus efficience de l’allocation du facteur travail
C’est ici précisément que s’invite l’analyse de la logique de « destruction créatrice d’emploi » comme mode de régulation des relations salariales au Maroc. On entend par cela que l’allocation des facteurs de production au sein des entreprises marocaines, notamment du facteur travail, passe à travers une adéquation continue entre l’offre et la demande d’emploi : les salariés sont recrutés et licenciés en fonction des besoins de la production. Une telle relation nécessite une souplesse au niveau des décisions de recrutement et de licenciement.
Partant de là, on peut comprendre pourquoi le courant néoclassique considère comme inappropriée, la mise en place de mesures de protection de l’emploi.
« La plupart des théories du marché du travail suggèrent que la protection de l’emploi, c’est-dire les contraintes légales et administratives ainsi que les indemnités de licenciement versées aux salariés et paiements versés à l’État lors de licenciements, devrait avoir les effets suivants : un taux plus faible de licenciements, et donc des flux réduits sur le marché du travail, une durée du chômage accrue, un effet important sur la nature du marché du travail, qui devient plus sclérosé, plus « stagnant » (faibles flux, allongement de la durée de chômage), un effet net ambigu sur le taux de chômage (licenciements moins importants, mais chômage plus long. » (Blanchard et Tirole, 2003).
Il s’agit donc d’une logique qui prône l’idée de « destruction créatrice », que l’on doit à Schumpeter[3], nécessaire pour préserver la dynamique de création d’emploi. Ainsi, les tenants de cette idée (les néoclassiques) sont pour un minimum d’intervention de l’État sur le marché du travail, car à leurs yeux, ce marché a besoin pour son développement d’un maintien de la dynamique de création d’emploi qui passe par une dynamique simultanée de destruction d’emploi.
« Il y a quelque pertinence à invoquer une “loi des 15 %” qui s’énoncerait de la manière suivante : à l’échelle d’une nation, chaque année environ 15 % des emplois disparaissent et chaque année environ 15 % d’emplois nouveaux apparaissent. » (Cahuc, 2008).
Selon cette approche, le mode de coordination des relations salariales au sein de l’entreprise doit garantir l’efficience de l’allocation du facteur travail. Dans ce sens, Amable et Gatti (2005) ont développé un modèle de salaire d’efficience que l’on va expliquer brièvement ci-dessous afin d’éclaircir la position adoptée par le patronat.
Le travail de Amable et Gatti (2005) vise à étudier les conditions de formation de compromis entre les acteurs économiques, et les moyens de modification de ce compromis dans un processus d’internalisation. Deux principaux paramètres sont pris en considération : le degré de protection d’emploi et de redistribution de revenu à travers l’impôt et le profit. Ce modèle montre que le degré de rigidité du marché du travail peut amener les entrepreneurs à faire le choix d’un système alternatif par l’internationalisation.
« We modify and extend Pagano and Volpin’s framework to study the compromise concerning welfare state institutions that can emerge among socio-economic actors, and the way this compromise is modified following the process of internationalization. More specifically, three classes of actors will be considered : entrepreneurs, employed workers and unemployed workers. Alternative institutional options are identified by two parameters : the degree of labour market flexibility (regulation) and the intensity of welfare redistribution through taxes and benefits. » (Amable et Gatti, 2005).
Le modèle considère un mécanisme de salaire d’efficience où le travail implique un effort e de la part du salarié. Par ailleurs, ce dernier peut être recruté et ne pas fournir l’effort demandé avec une probabilité p qu’il soit repéré, ce qui conduit à son licenciement immédiat.
La production est organisée en deux cycles t1 et t2 sachant qu’un travailleur qui n’arrive pas à accomplir son travail au cours du premier cycle de production se trouve au chômage sans aucune chance de retrouver un autre emploi. Son équation d’utilité au second cycle de production s’écrit :
U²us = 0 (utilité d’un salarié exclu en t1)
Un salarié incompétent qui n’est pas repéré en t1 poursuivra le travail en t2, son équation d’utilité s’écrit :
U²es = (1 − p) · w²+ p ·U²us
Ce type de salariés bénéficient d’une probabilité (1-p) de recevoir le salaire w2, et ce, au risque p d’être découverts et licenciés (dans ce cas son utilité sera U²us =0).
L’équation d’utilité d’un travailleur compétent s’écrit :
U²ens = w2-e
Comme on l’a expliqué précédemment, un travailleur dont on découvre l’incompétence est licencié sans aucune indemnité U²us =0. Donc le salaire d’efficience dans la deuxième période ne tiendrait compte que de l’effort e fourni par le travailleur, pondéré par la probabilité de manque de compétence p.
we2 =
Ainsi, comme on peut le constater, la relation salariale obéit à une logique d’efficience de l’allocation du facteur travail. Dans cette optique les salariés qui sont considérés comme inutiles aux objectifs de production doivent être licenciés avec un niveau minimal d’intervention étatique à ce sujet.
Dans le cas du Maroc, il faut signaler que « près de 11 000 postes par an, en moyenne, sont supprimés : 70 % suite à des fermetures d’entreprises, le reste (30 %) suite aux compressions de personnel » (El Filali, 2015). Ce qui explique que les salariés concernés rétorquent par des comportements conflictuels (sit-ins, occupations d’usines, réclamations, etc.).
À ce stade de l’analyse, l’ensemble des données qu’on a mobilisé convergent vers une caractérisation de l’entreprise marocaine comme une entité qui vise la performance à travers l’exclusion des salariés jugés inutiles à leurs objectifs. On peut y voir également un double processus de désaffiliation selon les termes de Castel (1995) qui conduit à une précarisation des salariés. Un tel aboutissement des relations salariales appelle donc à réfléchir à un mode de coordination des relations salariales[4] qui évite de procéder par exclusion. Cette relation nécessite donc d’être réinventée pour garantir de nouvelles formes de prise en charge des salariés.
4. Réinvention du mode de coordination des relations professionnelles
On peut adopter une analyse en termes de sphères sociales qui revêt deux dimensions : une dimension relavant du champ d’action de l’entreprise et une autre nécessitant l’intervention de l’État.
4.1 Redéploiement des salariés comme alternative au licenciement
L’analyse en termes de sphères sociales permet d’appréhender les relations salariales dans un cadre de continuum social. Le licenciement des salariés n’est pas considéré comme une exclusion mais comme un passage d’une sphère sociale à une autre où leurs droits sociaux seront toujours garantis. « Même en étant exclu de la sphère du travail rémunéré, on en intègre en réalité une autre, celle du chômage, qui est tout autant sociale que la précédente. » (Giugni et Hunyadi, 2003, p. 5).
Ainsi, est-on en présence d’un autre mode de coordination des relations de travail qui ne procède pas par exclusion systématique mais réinvente ces relations selon une configuration alternative qui ajuste les besoins de l’entreprise avec les compétences des salariés à travers la formation, la polyvalence, le redéploiement des salariés, l’adoption de techniques et méthodes de travail innovantes. On parle donc d’une flexibilité fonctionnelle interne (fig. 5).
Figure 5. Formes de flexibilité du travail
Dans un tel mode de coordination des relations salariales :
« La perte d’efficience marchande, peut-être plus que compensée par un gain d’efficience organisationnelle, si les salariés protégés décident d’investir leurs capacités d’apprentissage dans le processus productif, ce qu’ils feront d’autant plus volontiers s’ils ont confiance dans une répartition équitable des gains de productivité entre salaires et profits. » (Favereau, 2006).
Ainsi, patrons et salariés prennent le pari de réussir l’avenir de leur entreprise en faisant du statut des salariés un élément de base de leur projet. Ceci peut être le fruit de concessions réciproques dans le cadre de négociations internes ou bien d’une action unilatérale pour instaurer un climat de confiance et de cohésion sociale au sein de l’entreprise.
En termes pratique, on peut évoquer l’étude qui a été menée par le BIT en 2008. Ce projet a concerné douze entreprises marocaines du secteur textile-habillement, qui ont été accompagnées dans leur processus de mise à niveau sociale pour faire face aux fortes turbulences connues par ce secteur suite au démantèlement des quotas d’exportation depuis la fin de l’accord sur les textiles et les vêtements (ATV). Ces entreprises se sont donc tournées vers l’amélioration des conditions de travail des salariés, principalement en matière de dispositions de sécurité et d’hygiène au travail au lieu de mettre l’accent strictement sur la productivité en procédant à des licenciements.
« Dans les entreprises accompagnées par le projet, les canaux de communication entre salariés et directions ont pris différentes formes et des initiatives novatrices sont nées permettant aux employés de faire des suggestions et de s’adresser à la direction lorsqu’ils souhaitent faire valoir leurs préoccupations et vice-versa de permettre à la direction de mieux communiquer les consignes, messages ou informations sur l’entreprise. » (BIT (2008).
Ainsi, les entreprises concernées par ce projet ont pu profiter des résultats de ce type de coopération entre chefs d’entreprises et salariés : révision des objectifs de production, optimisation du temps de travail, économie d’énergie, amélioration de la productivité par la traçabilité, développement de la polyvalence…).
De façon similaire, l’adoption d’une approche en termes de sphères sociales permettrait donc de rompre avec la logique d’exclusion. Le salarié peut donc connaitre un changement de la nature du travail qu’il effectue mais sans rupture ni désaffiliation en ce qui concerne ses avantages sociaux. Un tel mode de coordination des relations salariales admet également la possibilité d’occurrence de licenciements mais c’est à l’entreprise et à l’État qu’incombe le rôle d’éviter « une mort sociale » des licenciés. Ceci suppose l’existence de structures de prise en charge des licenciés qui couvrent les minimas sociaux des intéressés. Ces structures sont généralement mises en place de façon négociée entre les acteurs sociaux tout en mettant l’accent sur la contribution financière de chacun d’eux.
Au Maroc, il faut dire que la réglementation du travail stipule qu’en cas de licenciement abusif, de licenciement justifié ou pour des motifs économiques, des indemnités sont dues aux salariés ayant passé six mois de travail dans la même entreprise. Ainsi ces salariés disposent d’une période de préavis et d’une indemnité qui devraient les aider à retrouver un autre travail. Ce type de mesures réglementaires témoigne de l’existence d’une logique de continuum social qui vise à assurer une couverture au salarié au moment de son passage de la sphère salariale à la sphère du chômage.
Il s’agit d’une responsabilité qui est à la charge de l’entreprise permettant, par ricochet, de mettre en œuvre la politique étatique de protection des salariés qui s’étend à d’autres actions assumées directement par l’État.
4.2 Renforcement des mesures de prise en charge des licenciés
Le rôle de l’État en matière de coordination des relations professionnelles au Maroc s’inscrit dans le cadre d’une « politique active du marché du travail »[5]. À cet égard, on peut citer plusieurs actions qui ont été mises en œuvre :
« Le programme Idmaj qui a permis l’insertion de plus de 89 000 jeunes en 2017. Le programme Taehil qui a bénéficié à plus de 18 600 chercheurs d’emploi en 2017 dont 2 856 ont bénéficié d’une formation qualifiante ou de reconversion, d’avril 2016 à 2017. Le programme Tahfiz qui vise la promotion de l’emploi via un dispositif incitatif au profit des entreprises et associations nouvellement créées, dont ont bénéficié 2 155 entreprises et 5 446 salariés. Le programme Auto-emploi qui a permis la création de 1 296 entreprises en 2017 (TPE, coopératives et activités individuelles. » (MTIP, 2017).
Il faut citer également, la mise en place, depuis décembre 2014, de l’indemnisation pour perte d’emploi visant à garantir un revenu minimum, pendant six mois, au salarié qui perd de manière involontaire son emploi. Ces mesures étatiques peuvent être vues comme une orientation du mode de coordination des relations salariales au Maroc vers une logique de continuum social, et ce, malgré la persistance de pratiques d’exclusion :
- Une grande partie des salariés au Maroc n’est pas déclarée et ne bénéficie pas de couverture sociale ce qui la prive également de son droit d’indemnisation pour perte d’emploi ;
- Le clientélisme constitue toujours un fléau affectant la possibilité d’accès des citoyens marocains aux services publics ;
- Des fermetures d’entreprises sans indemnisation des salariés.
On peut constater, par ailleurs, que malgré les mesures étatiques qu’on vient de citer, la controverse entre les partenaires sociaux sur le modèle de relations salariales à adopter est toujours d’actualité.
« Les difficultés rencontrées par les partenaires sociaux dans le cadre du dialogue social pour aboutir à un compromis sur la notion de sécurité de l’emploi et le risque perçu par les institutions syndicales quant à l’impact négatif que pourrait avoir l’utilisation du travail ou du salaire comme variable d’ajustement aux différents chocs, sont des éléments, à priori, en faveur d’une flexibilisation graduelle du régime de change. » (Conseil économique, social et environnemental, 2017).
D’où l’hypothèse que la cohésion sociale au Maroc ne peut, à priori, être atteinte qu’à travers un passage à un mode de coordination des relations salariales qui promeut une logique de continuum social.
Dans ce sens, un benchmarking international (toutes réserves étant prises par rapport aux particularités économiques et culturelles) permettrait de constater que l’hypothèse qu’on vient de formuler n’est pas sans fondement. De fait, dans la littérature économique, peu de systèmes de relations professionnelles, hormis ceux des pays scandinaves, sont qualifiés par de nombreux travaux de recherche, comme étant des modèles réussis en matière de conciliation entre flexibilité et protection de l’emploi. Il existe certes des expériences émergentes dans certains pays en développement mais elles nécessitent encore d’être enracinées dans la pratique.
Ce qui fait du cas du Danemark[6], tout spécialement, l’un des systèmes les plus étudiés : un taux de chômage qui avoisine les 5 %, une grande capacité d’adaptation aux conjonctures économiques et des excédents commerciaux importants.
« Le modèle de flexicurité danois est souvent illustré par la métaphore du ‘‘triangle d’or’’ : la combinaison de flexibilité pour les entreprises et de sécurité pour les salariés, des incitations à la recherche d’emploi, et la préservation du capital humain. Ce modèle a été développé au milieu des années 1990 afin de lutter contre une récession économique sévère générant de forts taux d’inflation et de chômage (plus de 10 % en 1992-1993 notamment). […] Pour autant, le Danemark présente encore aujourd’hui, par rapport aux autres pays de l’OCDE, une assurance chômage qualifiée de généreuse, des politiques d’activation importantes et des conventions collectives contraignantes pour les entreprises dans certains secteurs. » (Meilland, 2016).
Ainsi, cet aperçu sur le modèle de relations professionnelles au Danemark permet de déduire que la logique de continuum social est, à priori, prise en considération dans ce pays. Pour les salariés, le licenciement peut même être vu comme une opportunité de se reconstruire socialement. De fait, la conception de la sécurité du travail se base sur un changement de la perception du travailleur. Ce dernier, en tant que membre de la société est supposé être intégré, de facto, dans un processus de formation constitutive :
« L’individu n’est pas supposé comme sortant de l’état de nature : il se constitue dans et par la société. L’État peut et doit en effet jouer un rôle fondamental dans cette constitution, principalement par le biais d’une action en amont du marché préventive, ou que l’on pourrait encore qualifier de constitutive. » (Gautié, 2003).
L’idée maitresse de perception des relations salariales s’articule autour du principe d’étalement du système de sécurisation du travail sur tout le parcours professionnel du travailleur au lieu de le centrer sur le poste d’emploi. En effet, le parcours professionnel est appelé, de façon permanente, à être renforcé via des formations et des qualifications qui permettraient aux travailleurs de réintégrer plus aisément le marché du travail en cas de perte d’emploi. Cette dynamique d’adaptation des compétences des travailleurs aux besoins du marché du travail conduit à la notion « d’employabilité ».
Une telle conception des relations salariales, pourrait constituer une solution agréée par des acteurs sociaux (État, patronat et syndicats), dans la mesure où le dialogue social arrive à rapprocher leurs positions. Car le renforcement des acquis sociaux des travailleurs par une révision à la hausse des montants des indemnités de licenciements et par l’appui de la formation des salariés pourrait être vus comme création de nouveaux bénéficiaires de rentes sociales :
« le développement des États-providence, synonyme de généralisation et d’extension des droits sociaux, a créé des générations de bénéficiaires particulièrement attachés au maintien de leurs acquis (retraités, bénéficiaires d’allocations familiales ou de l’assurance maladie, etc.). Ces groupes défendent ces droits sociaux sur la base de leurs intérêts en qualité de bénéficiaires de l’État-providence. » (Merrien, 2002).
À partir de ce qui précède on peut avancer qu’une réforme des mécanismes de prise en charge sociale au Maroc peut conduire à une meilleure coordination des relations salariales et à une atténuation des comportements non coopératifs.
Conclusion
Ce travail avait pour objectif de réponde à la question suivante : pour quelles raisons les licenciements au Maroc sont l’une des causes structurelles de conflits entre chefs d’entreprises et salariés ? Notre postulat de départ est que les éléments déclencheurs de conflits ne sont, en réalité, que le reflet d’une confrontation plus profonde liée au mode de coordination des relations professionnelles adopté au Maroc.
Par mode de coordination on a entendait une forme de mise en rapport entre l’offre et la demande d’emploi de façon à garantir des conditions de travail acceptables par le chef d’entreprise et le salarié. Dans ce cadre, une lecture des statistiques du ministère du Travail et de l’Insertion professionnelle qui portent sur le nombre et les causes de ces conflits, sur une période de 10 ans (2006-2015), nous a conduit à un constat central : la nature de l’exploitation du facteur travail par les chefs d’entreprises marocaines serait une cause principale de leurs conflits d’intérêts avec les salariés. De fait, le mode de coordination des relations professionnelles dans les entreprises marocaines se caractérise par le recours systématique aux licenciements comme mesure d’adaptation aux aléas du marché, et ce, au détriment des intérêts des salariés. Chose qui finit par entrainer les chefs d’entreprises et les salariés vers une posture de gagnant-perdant.
Il a fallu donc montrer que l’explication du recours aux licenciements, de la part des patrons, trouve son fondement dans la théorie néoclassique du marché du travail qui avance que la dynamique de ce marché passe par le maintien d’une « destruction-créatrice d’emploi ». Cette pensée avance que les entreprises ont besoin d’un maximum de souplesse en matière de licenciement des salariés. Il était important de pointer l’impact de cette pensée néoclassique en termes de cohésion sociale au sein des entreprises (comportements non-coopératifs, conflits de travail…). Ce qui nous a permis de conclure que l’état de la conflictualité au sein des entreprises marocaines renvoie à l’existence d’un mode de coordination des relations salariales qui promeut le recours aux licenciements.
D’où notre proposition d’appréhender les relations salariales dans un cadre de continuum social selon lequel la flexibilité du travail est recherchée en premier lieu à travers le redéploiement des salariés au sein de l’entreprise. De même, en cas de recours au licenciement, celui-ci (à l’instar du modèle danois qu’on a présenté) ne devrait pas être considéré comme une exclusion mais comme un passage d’une sphère sociale à une autre où les droits sociaux seront également garantis (assurance chômage, formation, recherche d’emploi).
Notre proposition d’adoption d’un mode de coordination fondé sur une logique de continuum social est d’autant possible que notre pays met actuellement en œuvre une politique active de l’emploi qui consiste en un ensemble de programmes de formation, d’employabilité et de réinsertion : le programme Idmaj, pour l’insertion des jeunes demandeurs d’emploi, le programme Taehil dédié à formation qualifiante et à la reconversion des chercheurs d’emploi, le programme Tahfiz et Auto-emploi qui visent la promotion de la création des entreprises et des associations, sans oublier le programme d’indemnisation pour perte d’emploi (IPE) qui permet de garantir un revenu minimum aux salariés qui perdent leur emploi. Une telle politique étatique mérite d’être renforcée car elle peut constituer un vecteur d’ancrage de la logique de continuum social.
Bibliographie
AUER P. (2008), « La sécurité du marché du travail : comment conjuguer flexibilité et sécurité pour l’emploi décent », Cahiers de l’économie et du marché du travail, Genève, Bureau International du Travail.
BIT (2008), Projet travail décent dans le secteur textile-habillement au Maroc.
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tout les notes
- Devenu ministère du Travail et de l’Insertion professionnelle avec le nouveau Gouvernement (MTIP).
- Voir J. Schumpeter (1987). Capitalism, Socialism, and Democracy, 6th ed., London and Boston : Unwin Paperbacks, ; first published in 1942.
- J. Schumpeter, 1987, op. cit.
- Il s’agit du type de mise en rapport entre l’offre et la demande d’emploi de façon à garantir des conditions de travail acceptables par le chef d’entreprise et le salarié. Le montant du salaire, les normes de travail, les procédures de rupture de la relation de travail sont tous des facteurs qui donnent une cohérence à cette relation.
- Les politiques actives sont de quatre types : (a) subventions aux salaires et à l’emploi, (b) formation et recyclage des chômeurs, notamment les jeunes, (c) programmes de création directe d’emplois et de recherche d’un emploi, et (d) services d’assistance.
- Le système de relations professionnelles danois a déjà été comparé à celui du Maroc dans des travaux précédents : voir CNJA, 1996, Le dialogue social au Maroc, Rabat.