Par Mahmoud MAAMAR,

doctorant en Sociologie, université Moulay Ismail, Meknès.

Jeunes et agriculture dans les extensions oasiennes du Maroc : contraintes structurelles et trajectoires individuelles

Le terme « oasis » est souvent défini d’une manière relationnelle, en faisant référence à un espace limité et aménagé pour la vie sédentaire et l’agriculture au cœur d’un environnement désertique (Fassi, 2017). Cette figuration spatiale spécifique des oasis se trouve un peu partout dans le monde ; en Afrique du Nord, en Amérique Latine, en Asie Centrale et au Moyen-Orient (Toutain et al., 1989; Lavie & Marshall, 2017). Au Maroc, les oasis occupent 15% de la superficie nationale et s’étalent sur la plaine de Tafilalet, les vallées de Draa, de Ghéris et de Ziz ainsi que sur les piémonts de l’Anti Atlas (Bahani, 2017).

A partir de la seconde moitié de 20ème siècle, les anciens périmètres agricoles oasiens se sont rejoints par de nouveaux espaces mis en valeur agricole et baptisés « extensions oasiennes » (Bouaziz et al., 2018). Elles correspondent à de grandes exploitations agricoles, souvent orientées vers le palmier dattier en monoculture, et certains autres cultures maraichères (légumes, pastèques, etc.) orientées vers le marché (Hamamouche et al., 2018 ; Er Rayhany et al., 2022). De ce fait, ces extensions agricoles tendent parfois à être présentées comme un Eldorado (Côte, 2002), où les agriculteurs oasiens et investisseurs d’ailleurs peuvent trouver leur place et s’installer en agriculture irriguée dans le contexte oasien. Cependant, cette vision révèle ses limites, les signes de surexploitation des ressources en eau, la volatilité des marchés et la restriction de marché foncier sont de plus en plus visibles (Zhou et al., 2017 ; Mekki et al., 2021). Cela rappelle la vulnérabilité structurelle du système écologique oasien (Aït Hamza et al., 2010), qui est de plus en plus accentuée sous les effets récents des changements climatiques (Ait-El-Mokhtar et al., 2021). Dans ce contexte, une concurrence est de plus en plus visible en termes d’accès aux ressources entre les investisseurs des extensions oasiennes, mais qui finit souvent par la dominance des grands propriétaires au détriment des petits agriculteurs locaux (Elder, 2022).

Ce contexte global des oasis soulève la question de l’installation des jeunes en agriculture, souvent confrontés à un manque de moyens pour s’installer (Bouzidi et al., 2015). Certains jeunes tentent néanmoins de négocier leur place, face à un contrôle des parents exercé sur les ressources et la domination des grands investisseurs sur les terres et l’eau (Elder, 2022). Leur motivation à négocier leur place est souvent encouragée pour un engagement dans une agriculture complexifiée promue par le discours politique de modernisation agricole (Quarouch et al., 2015).

Contexte de l’étude & Méthodologie

  1. Contexte de l’étude

Le travail du terrain de ma recherche a été effectué dans le territoire oasien de Ferkla (Sup. 1048 km2). Sur le plan étymologique, Ferkla tire son appellation du principal cours d’eau (Oued) qui traverse axialement la zone (carte 1).  D’un point de vue du découpage administratif, Ferkla relève de la région de Draa-Tafilalet (fig. 1), qui s’étale sur une superficie de 88,836 km2, où 80% de l’espace est occupée par les oasis (HCP, 2021).

Le cadre régional de Ferkla est dominé par un climat présaharien et confronté à de sérieux défis environnementaux, comme la salinisation des terres, due notamment à l’usage des eaux salées de nappe pour l’irrigation, ce qui affecte les sols irrigués (Debbarh & Badraoui, 2002).  Cela accentue l’enjeu relatif à la dégradation des sols déjà déclenché par certains phénomènes comme l’érosion hydrique, qui constitue lui-même un problème environnemental sérieux (Ibid.). A cela s’ajoute d’autres enjeux relatifs à l’érosion éolienne, qui implique une avancée de l’ensablement et de désertification des terres agricoles (Hamidi, 2020).

Plusieurs facteurs, particulièrement d’ordre physiques et climatologiques, façonnent significativement ces enjeux environnementaux. La situation géographique de la région, au sud de la chaine montagneuse du Haut Atlas d’une altitude de 80 à 1200 m, constitue un obstacle aux flux océanique humides pour une bonne partie de la région (Alali & Benmohammadi, 2013). De ce fait, le climat de la région est de type semi-désertique, dont la faible pluviométrie est l’une des principales caractéristiques. Les précipitations annuelles moyennes ne dépassent pas 75 mm dans une bonne partie du territoire régional (HCP, 2021). Ces conditions climatiques peu favorables à une agriculture intensive, se sont soldées par une surexploitation des ressources en eau et une gestion peu rationnelle (Alali & Benmohammadi, 2013). Ces caractéristiques se répercutent souvent sur la disponibilité des ressources productives et accentue la concurrence autour de l’exploitation des rares ressources disponibles.

  1. Méthodologie

Dans une démarche qualitative, le processus de la sélection de sa population d’étude est porteur d’une part de ce que Pires (1997) a considéré « d’imprévisible ». Ce caractère est façonné par le propre de la recherche qualitative, dont l’échantillon de l’étude peut se modifier au fur et à mesure de l’avancement de la recherche et de la découverte de ses objets. Au cours de l’exploration de terrain et de l’échantillonnage, le chercheur est souvent guidé par ce que Galser et Strauss (1973) ont considéré comme un principe de « saturation » et « diversification ».

En effet, au cours de l’exploration empirique j’ai gardé en perspective ces principes méthodologiques, ce qui m’a guidé finalement à retenir une population d’étude composée de 30 jeunes, y compris 8 jeunes femmes, dont la diversité est significativement visible dans leurs modes d’installations. De plus, j’ai effectué 20 entretiens auprès des anciens agriculteurs, diversifiés à différents niveaux, notamment leurs parcours socio-professionnels et modes d’accès aux ressources de production. Les entretiens ont eu lieu particulièrement dans les zones des extensions oasiennes.

Pour produire les données discursives, issues de discours des interlocuteurs, l’entretien reste un outil méthodologique privilégié (Olivier de Sardan, 1995; 2003). De ce fait, l’entretien, de type semi-directif, a constitué le principal outil méthodologique que j’ai employé pour le recueil de données sur le terrain. Cet outil permet au chercheur de saisir la singularité de l’expérience individuelle, des interactions intersubjectives ainsi qu’avec les institutions  (Pin, 2023). Ainsi, il m’a permis de suivre les parcours socio-professionnels de mes interlocuteurs, d’examiner leurs propres expériences dans les dynamiques locales des extensions oasiennes, ainsi que leurs interactions avec d’autres acteurs, dont les institutions publiques au sujet des aides agricoles.

  1. Les extensions oasiennes de Ferkla ; diversité des profils des agriculteurs et d’agricultures

A la lisère des anciennes palmeraies de Ferkla, de nouveaux espaces agricoles se donnent à l’observation dans différents endroits dès le début des années 1980. Ils correspondent aux extensions de nouvelles exploitations crées sur des terrains étendus un peu dans tous les sens. Historiquement, les premières exploitations d’extensions ont été créés sur des terres étaient dédiées auparavant à des cultures pluviales, notamment la céréaliculture, et bénéficiaient des épandages des crues, avant d’être progressivement conquises par les nouvelles installations d’agriculture irriguée. Les politiques agricoles de l’Etat ont joué un rôle significatif dans l’essor et l’accélération de ces extensions de Ferkla. Dès les années 1950, l’administration coloniale a instauré un secteur de modernisation agricole en dehors de l’oasis de Ferkla, marquant la création de la première grande exploitation modernisée (tracteurs, pompage, etc.) dans la région. Cette initiative fu une source d’inspiration pour les agriculteurs locaux et d’ailleurs, les incitant à explorer et exploiter le potentiel des ressources en eau profonde de leur territoire. Depuis lors, l’administration marocaine a repris cette démarche, en offrant différentes aides incitatives aux agriculteurs (distribution de palmiers, déplacements de formations, création de coopératives, etc.), jusqu’à l’arrivée des subventions du Plan Maroc Vert en 2008. Pendant la période de début des années 1980 et 2021, la superficie des nouvelles extensions de Ferkla augmente de 1580 ha. à plus de 3730 ha. (Khardi et al., 2023).

Les extensions oasiennes de Ferkla, comme ailleurs, ont attiré, et attirent encore, des agriculteurs et investisseurs issus de différents profils socio-professionnels (tableau 1). Quelques soit les critères que l’on peut adopter pour identifier ces profils, comme l’âge, les sources de capital, la trajectoire professionnelle, leur hétérogénéité s’impose. Il s’agit particulièrement des anciens émigrés de la région ayant bénéficié des politiques migratoires internationales encourageantes durant les années 1960-70 (de Haas, 2001;  2003), les anciens propriétaires des oasis qui ont tiré leur part des terres collectives partagées durant les années 1990 et plus tard de nouveaux profils de fonctionnaires motivés par les subventions du PMV (2008-2020).

En outre, l’exploration empirique dévoile une diversité des modes d’exploitation mis en œuvre par ces différents profils d’agriculteurs. Elles tendent dans certains cas à la reproduction des mêmes modes d’exploitation que dans l’ancienne oasis, comme la polyculture, la subsistance et la valorisation de capital écologique. Dans d’autres cas, elles tendent à l’intégration de nouveaux modes d’exploitation en termes de la tendance vers la spécialisation et l’artificialisation de la production et la forte connexion aux marchés agricoles. Dans le premier cas, la maison de résidence est souvent annexée à l’exploitation, ce qui diffère du deuxième cas où l’exploitation et la maison sont géographiquement séparées. Il s’avère donc que les exploitations d’extensions varient entre une agriculture de type paysanne, où l’unité de production et de consommation sont unifiées, et une autre plus ouverte sur le marché et qui sépare l’unité de production de celle de consommation.

  1. Cohabitation intergénérationnelle des jeunes et agriculteurs âgés dans les extensions oasiennes de Ferkla

En cohabitation avec les différents types d’agriculteurs explorés ci-dessus, constituant la génération des plus âgés, les enquêtes exploratoires effectuées révélé l’implication de certains jeunes dans les nouvelles zones oasiennes de Ferkla. Alors que certains jeunes sont impliqués en tant que coexploitants, que ce soit à temps plein ou à temps partiel,, d’autres, y compris certaines jeunes femmes, sont impliqués en tant que prestataires de services agricoles. Il s’agit particulièrement des membres de certaines coopératives dites de services agricoles, comme les travaux de la récolte, de triage et de valorisation des produits agricoles, qui peuvent être aussi à temps plein ou partiel dans leur activité agricole. Nous soulignons ici que la définition du temps partiel dans l’agriculture a suscité de nombreuses réflexions et ne se prête pas à être univoque (Lacombe, 1968; Parquet & Le Coq, 2017), de ce fait sa signification dans cette étude fait référence principalement au dire des interlocuteurs (nous y reviendrons ci-dessous).

A.  Coexploitants à temps plein

Parmi les 30 jeunes enquêtés, 11 sont installés en tant que coexploitants à temps plein. Ce positionnement correspond à certains jeunes dont la seule activité professionnelle est l’agriculture. Ils passent toute la journée dans l’exploitation et en tirent l’essentiel de leurs revenus. Différents mécanismes, qu’ils soient liés à l’exploitation ou au jeune agriculteur lui-même et à sa famille, façonnent de manière significative ce type du positionnement. C’est le cas par exemple d’Abdelhamid et son frère, dont l’existence d’une opportunité d’accès à l’héritage familial d’une part et le manque d’emploi stable pour les deux, d’autre part, ont façonné leur installation à temps plein en agriculture (encadré 1).

Encadré 1 :
Abdelhamid (31 ans) et Rafiq (34 ans), sont deux frères issus d’une famille agricole de Ferla. En raison de la propriété terrienne de leur père au sein de l’oasis, ils avaient l’opportunité d’accéder à certains terrains par héritage en dehors de l’ancienne palmeraie. Les deux ont un autre frère moins âgé, mais qui poursuit ses études encore et moins intéressé par l’agriculture. La raison pour laquelle ce sont eux les deux qui s’occupent de l’exploitation qu’ils ont mis en place. En outre, ils ont d’autres deux autres frères paternels, mais chacun est installé séparément avec sa famille.Rafiq a quitté l’école au niveau primaire, c’est pourquoi il s’était lancé dès un jeune âge dans différentes expériences professionnelles. Il n’avait pas un métier particulier, c’est pourquoi il a travaillé dans différents domaines relatifs au à la construction et parfois à l’agriculture comme le creusement de puits et aménagement de terrains agricoles. Quant à Abdelhamid, il a eu son diplôme professionnel de technicien dans l’artisanat d’aluminium (fabrication de certains meubles en aluminium comme les portes, fenêtres et vitrines). Grâce à ce diplôme, il a pu décrocher certaines opportunités de travail dans d’autres villes, particulièrement Casablanca.Après le décès du père, les deux frères ont hérité leur part de terre lorsqu’elle a été partagée avec d’autres demi-frères paternels. Les grandes superficies de terres héritées offraient un premier élément facilitateur de l’installation en agriculture. Bien que la famille dispose aussi de certains champs au sein de la palmeraie, ils sont perçus comme étant moins rentables pour différentes raisons, comme la petitesse des superficies et leur dispersion sous forme de champs minuscules au sein de l’oasis.Pour faire face à ces contraintes, la famille a décidé de vendre certaines parcelles ailleurs pour mettre en valeur un terrain dans la zone d’extension de Lbour. Cette décision est parvenue dans un contexte des échanges et négociations intra-familiales, dans lesquelles différents membres de la famille y sont impliquées, y compris la maman. « La propriété concerne tout le monde c’est pourquoi toute décision de cette importance devrait être partagée par tout le monde » disait Abdelhamid.

Les préparatifs de la mise en place de l’exploitation, comme les négociations avec l’acheteur et l’aménagement de terrain, ont été assurés par Rafiq (frère aîné). Abdelhamid était encore dans la ville de Casablanca et il n’a rejoint son frère dans leur nouveau projet agricole qu’après certain temps. La maman avait joué un rôle pour le convaincre de s’adhérer à son frère et au projet familial :
« Au début, je n’étais pas convaincu par l’agriculture, mais après un certain temps de travail et le début de la production agricole et animale, j’ai été convaincu que Rachid ne pouvait pas tout faire seul et que je devais rester avec lui, et ma mère voulait que je le fasse aussi, elle m’a parlé de ça par téléphone quand j’étais encore à Casablanca  » (Abdelhamid).

Depuis 2012, Abdelhamid s’est impliqué conjointement avec son frère dans la conduite de leur exploitation d’environ 4 ha. Ils y concilient différentes cultures, notamment la luzerne et certaines cultures saisonnières destinées au marché (carottes, oignons, persil, etc.). Le palmier dattier n’a pas été adopté comme un choix prioritaire que durant ces quatre dernières années. La vente des produits à court terme pour rentabiliser l’investissement a été avancée comme une principale raison. De plus, l’élevage de bétail fait partie de calendrier de l’exploitation.

De ce fait, Abdelhamid s’est impliqué à temps plein lui et son frère dans l’agriculture qui constitue la principale source de l’économie familiale. Alors que lui s’occupe des tâches quotidiennes au sein de l’exploitation (irrigation, maintenance, nettoyage), Rafiq s’occupe des tâches à l’extérieur (vente de la production, recherche de la main d’œuvre en cas de besoin, achat d’équipements). Les femmes, particulièrement la maman et la femme de Rafiq, sont plutôt impliquées dans la gestion de bétail (alimentation du bétail, nettoyage de l’étable, fauche de la luzerne).

B.  Co-exploitants à temps partiel

Sur 30 jeunes, 9 sont des exploitants à temps partiels. Un exploitant à temps partiel est considéré comme celui qui exerce une autre activité non agricole parallèlement à son travail sur l’exploitation. Cette définition s’appuie sur ce qui est révélé à partir des enquêtes du terrain, sans pour autant donner lieu à une définition univoque en termes du temps consacré à l’agriculture par rapport à d’autres activités non agricoles.

En effet, la signification du terme « temps partiel » peut prendre des formes différentes selon les cas. Pour certains jeunes, cela peut signifier travailler quelques jours en agriculture au cours de la semaine, tandis que pour d’autres, cela peut correspondre à quelques mois de travail agricole par an. Cela rend difficile l’évaluation du temps réellement consacré à l’agriculture, d’autant plus qu’une même personne peut alterner entre ces différents scénarios. Cependant, le point commun est que l’agriculture n’est pas leur seule source de revenus ni leur seule activité professionnelle, comme le cas de Montassir (encadré 2).

Encadré 2 :
Montassir est un jeune âgé de 40 ans, installé à temps partiel dans une exploitation de deux hectares dans la zone d’extension de Bour Lkhourbat crée par le père dans les années 1980. Il est marié et père de trois enfants, avec lesquels il vit dans une même maison avec ses parents et trois autres frères. Deux sont en migration, pour l’étude et le travail, alors que le troisième est en aller-retour entre la migration et le travail dans l’exploitation
En raison de son statut du fils d’un exploitant, Montassir s’est trouvé en interaction avec le monde agricole et participe à certaines tâches au quotidien, comme l’irrigation, accompagnement du père au Souk pour la vente. Après avoir quitté ses études au niveau collégial, il est parti pour travailler en ville dans le domaine de la construction.Le manque de certaines compétences professionnelles spécifiques permettant d’avoir une stabilité de l’emploi, l’a amené à revenir à Ferkla quatre années plus tard. En plus de cette raison professionnelle, l’avancement de l’âge du père (65 ans) et son besoin d’aide dans l’exploitation s’est avancé comme une deuxième raison de ce retour.Bien que Montassir participe significativement aux travaux dans l’exploitation avec le père, il ne se considère pas entièrement impliqué dans l’agriculture « Je ne suis ni à 100% dans l’exploitation, ni à 100% en dehors  » (Montassir). Il travaille de temps à autre dans certaines autres activités (construction et maintenance des bâtiments) qu’il qualifie de « bricoles », vu leur instabilité financière et incertitude de disponibilité. Lors de nos différentes rencontres, parfois nous le trouvons dans l’exploitation en train d’assurer certaines tâches, comme la gestion d’une petite pépinière de palmier dattier qu’il vient d’intégrer dans l’exploitation. Mais dans d’autres cas, on le retrouve impliqué en dehors de l’exploitation, souvent dans une activité non agricole.

C.  Prestataires de services agricoles

Dans les deux types d’engagement analysés, l’engagement des jeunes se fait souvent au sein de l’exploitation familiale, que ce soit à temps plein ou partiel. Mais d’autres expériences explorées sur le terrain montrent que cet engagement peut être envisagé en dehors de l’exploitation familiale. C’est le cas de 8/30 jeunes hommes et femmes qui s’engagent en tant que prestataires de divers services agricoles, tels que les travaux de triage des dattes, récolte et nettoyage des champs dans le cadre des coopératives de prestations des services

L’émergence de ces différents types de services est allée de pair avec les incitations du PMV à l’engagement des jeunes et les promesses de l’existence des opportunités de travail agricole (Elder, 2022). Par exemple, l’implication de l’administration agricole pour la valorisation des dattes a donné lieu à un certain nombre d’initiatives, dont la mise en place d’une unité de réfrigération. Cela a donné lieu à certaines opportunités de prestations de services, comme la gestion de cette unité, où Halima (encadré 3) est impliquée.

Encadré 3 :
Halima est une jeune femme célibataire et âgée de 32 ans et fille d’un agriculteur. Elle est originaire de la commune de Melllaâb, à une trentaine de kilomètres de Ferkla. Halima est diplômée en tant que technicienne de gestion des entreprises, ce qui a lui permet de décrocher un poste travail dans une entreprise de la transformation des oliviers en ville, où elle a travaillé pendant trois années.Au cours de l’année 2017, l’administration agricole locale a lancé un appel à candidature pour le poste de gestion de l’unité publique de conditionnement des dattes qui vient d’avoir lieu à Ferkla à cette époque. Le premier fil de l’information sur ce poste a été communiquée à Halima par son père. Ce dernier a pu en savoir en raison de son statut de membre d’une coopérative agricole, qui fait partie d’un groupement d’intérêt économique (GIE), dont la création a été suscité par la mise en place de cette unité. Le diplôme et l’expérience professionnelle antérieure ont été avancés par Halima comme les principaux facteurs lui permettant d’être retenue et saisir cette opportunité.

A cet effet, elle a retourné à sa région natale pour occuper ce nouveau poste. Elle s’y occupe de différentes tâches relatives à la gestion de cette unité, comme le listing des agriculteurs qui déposent leur production, la quantité déposée, la supervision des ouvrières qui s’occupent de triage, ainsi que tout ce qui se rapporte à la comptabilité.

Ce travail est perçu par Halima comme une occasion lui permettant de garder son autonomie financière, mais aussi de contribuer à l’économie familiale. C’est lorsqu’elle contribue par exemple à la prise en charge de certaines dépenses familiales. Cela lui permet aussi de développer de nouer de nouvelles relations sociales avec différents acteurs, comme les agriculteurs ainsi que les agents administratifs qui organisent de temps à autre des formations professionnelles à la faveur d’autres prestataires de services impliquées dans l’unité. « J’ai tissé des relations avec différentes personnes de l’administration et aussi avec des agriculteurs du Ferkla et d’autres régions comme celle de Boudnib » (Halima).

Son implication locale lui ouvre aussi d’autres opportunités de l’expansion de nouveaux horizons et de s’ouvrir sur de nouveaux contextes au-delà de sa région. Par exemple, elle a pu bénéficier de différents déplacements organisés par l’administration agricole à différentes villes du Maroc (Rabat, Casablanca) et ailleurs comme la Tunisie durant l’année 2018. Ces déplacements parviennent souvent dans le cadre des sessions de formations techniques organisées par les services agricoles de l’Etat ou pour la visite d’autres régions en vue d’explorer de nouvelles pratiques innovantes adoptées ailleurs.

Cette mise en interaction avec différents acteurs s’est mise en parallèle avec un certain épanouissement personnel et ouverture d’esprit dans le discours de Halima. « De nature, je suis une personne timide, je n’arrive même pas parfois à prendre la parole quand il y’a beaucoup de personnes, mais à force de travailler et de rencontrer chaque jour différentes personnes ça a profondément bouleversé ma personnalité. Maintenant, je peux prendre la parole en public sans problème et échanger avec d’autres personnes que je connais ou non » (Halima).

Conclusion :

Les extensions agricoles du Ferkla sont à l’interface d’une hétérogénéité de profils et de motivations d’installation. Cinq profils de propriétaires ont été explorés : nomades, anciens émigrés, ouvriers agricoles, fonctionnaires et anciens propriétaires d’oasis. Monllor (2011) a bien distingué entre les Continuers qui reprennent l’agriculture et les Newcomers qui sont nouveaux dans ce domaine (i Rico & Fuller, 2016).

Cependant, cette dualité ne couvre pas l’hétérogénéité des profils d’agriculteurs explorés dans les extensions de Ferkla. Les trajectoires ne sont pas ni linéaires ni unidirectionnels, mais comprennent des détours, des ruptures et des reprises. Parmi ceux qui quittent l’ancienne oasis, par exemple, certains ont rompu avec l’agriculture en travaillant dans d’autres domaines avant de revenir s’installer dans l’agriculture de l’extension. Il s’agit particulièrement de cas de différents émigrants internationaux. En fait, ils continuent à pratiquer l’agriculture, si l’on tient compte de leur profession de base et de leur milieu familial, mais ils sont nouveaux si l’on tient compte de leur arrivée dans les extensions pour s’installer sur de nouvelles terres après des années de travail non agricole.

Par ailleurs, il s’avère que les trajectoires des jeunes sont dans une mesure importante façonnées par leur contexte intrafamilial. Cette logique s’inscrit dans un ancrage historique des familles maghrébines, où les intérêts familiaux priment et dictent significativement les intérêts et parcours des individus, notamment les plus jeunes (Sandron, 1998). Cependant, cela ne devrait pas non plus occulter l’apport des choix, qu’on peut qualifier de calculés, de certains jeunes. Il s’agit de tenir compte de leur « human agency », (Snow, 2001), qui vise dévoiler le caractère volontaire et actif des individus. Donc, ils ne sont pas comme des robots câblés, dont les actions sont systématiquement dictées par les codes et directives de leur contexte (Ibid.).

En effet, les expériences des jeunes se prêtent à être regardées à partir de cette double perspective, du haut, à partir de leur contexte impersonnel, et du bas, à partir de leurs propres volontés et ressources. La première permet de tenir compte de certains éléments extérieurs à leur volonté, particulièrement les attitudes d’autres membres de familles, particulièrement le père qui contrôle les ressources. La deuxième, permet de ne pas nier l’apport des ressources et mécanismes de négociations propres aux jeunes pour contribuer à tracer leur parcours. Cette prise de position se situe à la croisée du débat classique en sociologie entre la perspective dite « holiste » et l’autre « individualiste » (Magni-Berton, 2008)

Références :

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