Par David Goeury
Géographe, laboratoire ENEC Sorbonne-Université, Paris
david.goeury@gmail.com
[Texte publié avec l’aimable autorisation de Tafra]
L’hypothèse a souvent été de relier la pauvreté avec les mouvements sociaux.
Dans ce travail cartographique, Tafra souhaite revenir sur le cas du mouvement Hirak de Jerada après avoir posé des hypothèses sur le Hirak d’Al Hoceima dans un article précédent.
À partir des bases de données de Tafra, le géographe David Goeury tente ici de mettre en lumière les enjeux socio-économiques sous-jacents et les dynamiques politiques, par le recours à des cartes de la région de l’Oriental. Il croise les données du recensement général de la population de 2014 avec les résultats électoraux des communales de 2015 et des différentes élections législatives de 1997 à 2016. Il mobilise deux modes de représentation : la carte des communes selon leur superficie et un cartogramme de ces mêmes communes pondérées selon leur poids démographique.
Une ville sinistrée par la fermeture de la mine d’anthracite
Le destin de la ville de Jerada est étroitement lié à l’exploitation d’un important filon d’anthracite depuis 1927 et à la société de Charbonnage du Maroc (CDM). Le développement de l’activité minière a assuré le développement de la ville. Cependant, la décision de la fermeture de la mine en 1998 et l’arrêt définitif de l’activité le 17 juillet 2000 amènent à un effondrement de l’activité économique, avec plus de 5500 salariés remerciés.
A ce jour aucune alternative n’a permis de compenser la fermeture de la mine. La population de la ville s’est effondrée en perdant plus de 25% de ses habitants, passant de 59 294 individus en 1994 à 43 916 en 2004 alors que la population du Maroc augmente au même moment de 14%. La ville poursuit sa tendance baissière perdant encore 1% de sa population entre 2004 et 2014, passant à 43 506 habitants alors que la population urbaine du Maroc progresse de 24%. De même, la population active s’effondre et se stabilise autour de 13 000 personnes en 2004 alors que de 2004 à 2014, la population active marocaine a progressé de 23%. Jerada a un taux d’activité inférieur de sept points à la moyenne des villes marocaines (67% pour les hommes et 17% pour les femmes) tout en ayant un taux de chômage deux fois plus élevé, 37% en 2014 contre 19% dans les autres villes marocaines, 30% pour les hommes et 67% pour les femmes. Seules six communes urbaines marocaines présentent des conditions d’emploi plus défavorables.
L’effondrement de l’activité minière a créé un cercle vicieux de réduction de toutes les autres activités économiques qui peut s’observer notamment dans le BTP par le marché du logement. En effet, Jerada a le deuxième plus faible taux de logement de moins de 10 ans des communes urbaines marocaines, soit 4% du parc immobilier contre 21% pour la moyenne des communes urbaines du Maroc, après Touissit, sise dans la même province (exception faite des communes singulières des mechouars liées aux palais royaux). Jerada a aussi le 3e taux le plus faible de logement de 10 à 20 ans, 7% du parc, et finalement, le deuxième taux le plus élevé des logements de 20 à 50 ans, reliques de la forte croissance urbaine avant le ralentissement de l’activité minière à partir de 1992. Alors qu’au Maroc, 42% des logements ont moins de 20 ans en 2014, à Jerada cela ne concerne que 11% des logements. Ce qui atteste de la faible attractivité de la ville mais aussi des très faibles perspectives d’emploi dans le BTP. Parallèlement, les ménages sont propriétaires à 84%, contre 62% en moyenne dans les autres villes marocaines. C’est le 3e taux le plus élevé parmi les communes urbaines. En effet, les habitants ont bénéficié de la vente des logements appartenant à la CDM à un prix symbolique, lors de la liquidation de 2000 à 2003. Or, depuis, la ville attire très peu de salariés en dehors des fonctionnaires. Ce très fort taux de propriétaires amène aussi à un effet de trappe. Les ménages hésitent à quitter une ville où ils possèdent un logement sans réelle perspective de le vendre pour commencer une nouvelle vie dans une autre ville.
Pour autant, Jerada ne figure aucunement parmi les communes les moins développées du Maroc, son indicateur de développement local est bien supérieur à la moyenne nationale : 0,787 contre 0,6 apparaissant comme le septième meilleur de la région de l’Oriental. Elle ne figure pas non plus parmi les plus pauvres du Maroc en 2014 avec un indicateur de pauvreté multidimensionnelle (IPM) de 0,007 pour une moyenne nationale de 0,07. C’est la cinquième commune la moins marquée par la pauvreté de la région de l’Oriental. Cependant, ces chiffres relèvent fortement des acquis liés à la période minière et aux politiques d’équipements compensatoires qui ont suivi. Ainsi, en 2004, l’IPM était déjà faible, de 0,034 contre 0,05 pour les autres villes du royaume. Cependant, la stagnation de l’activité économique se traduit par un phénomène de déclassement, notamment du fait du maintien de l’indicateur de pauvreté monétaire qui était de 0,087 en 2004 contre 0,12 pour les autres villes du Maroc et qui passe seulement à 0,084 en 2014 alors qu’il est divisé par trois dans les autres villes marocaines. Désormais, Jerada figure parmi les 12% des communes urbaines où la pauvreté monétaire est la plus élevée tout en disposant de logements et d’infrastructures.
Ainsi, si les habitants ont des taux d’équipement plus élevés que la moyenne des autres villes marocaines pour le branchement à l’eau potable (97% contre 87%), à l’électricité (96% contre 94%), ou en salles de bain (68% contre 55%), ils ont peu accès aux nouveaux équipements domestiques comme Internet (13% contre 20%) ou l’ordinateur portable (20% contre 28%). Ainsi, Jerada fait désormais partie des 20% des villes avec les plus faibles taux d’équipement en ordinateur portable et en accès à Internet et surtout c’est le chef-lieu de province où les ménages ont le plus faible taux d’équipement du Maroc en Internet et le deuxième plus faible en ordinateur portable. Cela traduit une certaine précarité des habitants (en dehors des ménages de fonctionnaires liés au statut de chef-lieu de province).
La ville apparaît donc comme maintenue dans un niveau de vie faible sans réellement bénéficier d’opportunités économiques nouvelles depuis plus de vingt ans. Par conséquent, l’extraction illégale du charbon est devenue l’une des rares sources locales de revenus monétaires. Ainsi, les habitants de Jerada consomment très peu le charbon produit, seulement 1,1% des ménages l’utilise pour la cuisine, soit le même taux que la moyenne nationale. Les mineurs privilégient donc la commercialisation à l’autoconsommation. De plus, cette situation permet de comprendre les premières manifestations de 2017 qui dénonçaient la cherté de l’eau et de l’électricité, services historiquement fournis par la CDM mais aujourd’hui à la charge des ménages dont les revenus restent très modestes, sans perspective d’amélioration.
Des élus issus des mouvements militants, progressivement remplacés par de nouveaux notables
Les contextes spécifiques de la mine puis de l’après-mine ont amené à une série de séquences politiques intimement liées aux transformations économiques.
Dans une région dominée historiquement par l’Istiqlal depuis 1963, ce sont les syndicalistes très impliqués dans les grandes grèves, notamment celles de 1989 qui s’affirment électoralement à Jerada durant la transition démocratique. Lahcen El Ghali de la Confédération démocratique du travail (CDT) centrale syndicale de l’USFP, ancien prisonnier politique remporte les élections municipales et législatives de 1997 pour la circonscription de Jerada, précédemment détenue par l’Istiqlal. Il cumule alors les fonctions de président de commune et de député. Cependant, il est accusé d’avoir défendu les intérêts des seuls salariés de la CDM et de n’avoir négocié aucune alternative crédible : la ville perd 25% de ses habitants durant son mandat.
Dès lors, la faiblesse des opportunités d’emplois amène à l’émergence de figures plus contestataires qui agrègent les intérêts des laissés-pour-compte des accords de sortie de mine, soient les sous-traitants non-salariés et les jeunes diplômés chômeurs exclus des accords salariaux de 1998. L’USFP est donc particulièrement affaiblie et critiquée. Elle peine à s’entendre sur un candidat aux législatives de 2002 malgré la dimension hautement symbolique de la ville, et obtient moins de 5% des votes valides (1075 voix sur 22 194)[1] dans le cadre du nouveau scrutin de liste à l’échelle de la province.
L’électorat contestataire soutient Mokhtar Rachdi, diplômé chômeur, sous l’étiquette du Groupement socialiste unifié qui arrive en tête aux élections avec 4001 voix, soit 18% des votes valides devant le candidat istiqlalien. Il est réélu en 2007 sous la même étiquette PADS-CNI-PSU avec 3647 voix ; en revanche en 2011, il est élu sous les couleurs de l’USFP avec 3788 voix, le PSU ayant appelé au boycott des élections[2].
Parallèlement, se constituent de nouvelles notabilités dans le cadre du développement de la nouvelle économie du charbon. A partir de 1998, des anciens salariés de la CDM obtiennent des permis de recherche, d’exploitation et de commercialisation du charbon. Ils organisent alors un nouveau circuit économique en faisant le lien entre les groupes de mineurs informels qui extraient illégalement l’anthracite et les acheteurs, principalement des administrations pour le chauffage des bâtiments publics ou l’ONEE pour ses centrales thermiques. Cette position leur assure une ascension sociale extrêmement rapide et leur permet de déployer de nouveaux réseaux politiques : ils deviennent les nouvelles figures de patronage entretenant une importante clientèle.
Ainsi en 2003, la présidence de la commune urbaine est prise par le fondateur de l’entreprise Daghou Charbo créée trois ans auparavant, Mohamed Daghou, qui choisit l’étiquette du parti Al Ahd. Il est réélu en 2009 sous l’étiquette PAM dont Al Ahd a été fondateur. En 2011, c’est au tour de Mbarka Toutou, militante PAM, largement soutenue par son frère Mustapha Toutou qui dirige les entreprises Best Charbon et la Société Minière Top de se présenter aux élections législatives. Elle remporte l’élection avec 7123 voix devant Mokhtar Rachdi. Elle mobilise au-delà de la commune de Jerada, dans l’ensemble de la province[3]. En 2015, elle ravit la présidence de la municipalité à Mohamed Daghou qui arrive pourtant en tête aux élections sous les couleurs de l’Istiqlal, le PAM ayant préféré investir Mbarka Toutou grâce à l’activisme de son frère[4]. Mbarka Toutou s’est alors alliée à El Bachir Amnoun Oubaha, tête de liste pour l’Union constitutionnelle et aussi propriétaire de Sorexmine qui devient le premier vice-président de la commune de Jerada.
Il est intéressant de souligner que le PAM ne recueille que 14% de son électorat dans la ville de Jerada, contre 29% pour l’Istiqlal et 25% pour le PJD. De même, l’USFP ne recueille plus que 5% de son électorat à Jerada. La commune urbaine de Jerada est marquée par un très faible taux de participation avec seulement 40% des inscrits, ce qui favorise les nouveaux réseaux de clientèle du fait du désengagement électoral des réseaux militants. Ce taux est le plus faible d’une province largement mobilisée (70% en moyenne), le 3e plus faible de la région de l’Oriental derrière Oujda, Berkane et Guercif. Jerada fait partie des 5% des communes les moins mobilisées par les élections municipales. Ainsi, la victoire du PAM aux élections régionales s’appuie surtout sur les communes plus rurales, tout comme l’USFP qui arrive en deuxième position.
En 2016, ce sont Mustapha Toutou avec 8358 voix et Yassine Daghou (le fils de Mohamed Daghou) avec 4525 voix qui sont élus députés[5]. La figure militante historique, Mokhtar Rachdi, ne recueille que 2678 voix. Il est donc largement battu malgré sa très forte activité au parlement, avec pas moins de 2139 questions écrites et orales adressées au gouvernement en cinq ans, principalement sur la situation socio-économique de Jerada, alors que Mbarka Toutou n’en avait posé que 13 sur la même période. Cette défaite est d’autant plus forte que le parti avait recueilli lors des élections régionales de 2015 plus de 6819 voix et s’était classé deuxième devant l’Istiqlal. Le PJD connaît aussi une forte ascension avec 4507 voix sur la liste locale. Yassine Daghou ne remporte son siège que de 18 voix alors que l’Istiqlal est en troisième position des votes pour la liste nationale derrière le PJD de 306 voix.
Il apparaît donc clairement que les réseaux de clientèle établis par les entrepreneurs du charbon, qualifiés localement de “Barons du charbon”, leurs permettent de mobiliser un électorat bien plus important que les réseaux contestataires, épuisés par l’absence de solution étatique pérenne. Cependant, ces mêmes notables sont aussi régulièrement mis en accusation par d’importantes manifestations, comme en décembre 2009 et en décembre 2017. Or, si en 2009, le motif était la baisse du prix d’achat du charbon extrait qui relevait donc directement des relations entre mineurs illégaux et revendeurs, en 2017, c’est le décès de deux frères dans une descenderie illégale qui provoque les manifestations, sous fond de tension sur les factures d’eau et d’électricité, soit une crise plus globale du pouvoir d’achat et du déclassement de la population.
Conclusion
Le mouvement Hirak de Jerada s’inscrit dans une dynamique contestataire très ancienne liée à la question de l’exploitation du charbon. Or, le désengagement de l’Etat a favorisé l’émergence de nouvelles notabilités qui ont progressivement pris le contrôle des instances élues aux dépens des militants contestataires. En effet, les « barons du charbon » fortement décriés par les militants de gauche apparaissent au final comme la seule alternative pour une population de plus en plus précaire. Car tout en s’enrichissant de façon spectaculaire, ils assurent des revenus monétaires non négligeables dans un contexte de déprise économique sans précédent. Ils organisent des réseaux de solidarité et de redistribution qui leur assurent une clientèle électorale.
Le mouvement Hirak de Jerada a souvent été comparé à celui d’Al Hoceima alors que les deux villes s’inscrivent dans des dynamiques historiques différentes. Cependant, les deux villes se retrouvent actuellement dans une même configuration : un chômage massif et des perspectives économiques très faibles. Ainsi, il est intéressant de noter que les deux villes partagent une même spécificité : l’un des âges au mariage les plus élevés des villes marocaines, respectivement 31,2 ans pour Jerada et 32,3 pour Al Hoceima contre 28,7 pour les autres villes marocaines. Avec Sidi Ifni, autre ville ayant été marquée par d’importants mouvements sociaux en 2008, ce sont les trois chefs-lieux de province où les jeunes se marient le plus tard, sans doute un des principaux indicateurs de leurs faibles espoirs dans l’avenir.
tout les notes
- Association Tafra, Le Maroc vote. Les élections législatives en chiffres (1963-2011), 2016.
- Ibid.
- Ibid.
- Association Tafra, La responsabilité des élus dans le cadre de la régionalisation avancée, 2017.
- Ibid.Crédit image d’entête : Mehdy Mariouch, série “bribes de vie”, 2014.